“La Peau Douce”/ “Le Dernier métro” : faut-il être trois pour s’aimer ?
Chez Truffaut, on tourne souvent autour d’un enjeu, repris et ajusté film après film : la place du tiers amoureux. L’idée qu’il faut, pour que deux personnes s’aiment, le fantôme ou la présence d’une troisième dans les parages. C’est ce savoir...
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Chez Truffaut, on tourne souvent autour d’un enjeu, repris et ajusté film après film : la place du tiers amoureux. L’idée qu’il faut, pour que deux personnes s’aiment, le fantôme ou la présence d’une troisième dans les parages. C’est ce savoir amoureux (la nécessité d’un tiers) qui est inégalement réparti parmi les héros et héroïnes truffaldiens. Car la particularité de ce savoir, c’est qu’il ne doit pas se formuler, c’est un accord tacite qu’il ne faut pas divulguer : pour en être convaincu, on ne peut qu’en faire l’expérience, le traverser – la pratique plutôt que la théorie. Un enjeu qui est au cœur de La Peau Douce (1964) et Du Dernier métro (1980), que Carlotta ressort ce mois-ci dans deux belles éditions prestige, deux films tournés à 15 ans d’écart, aujourd’hui rassemblés à la faveur de cette actualité, et qui permettent de témoigner de l’obsession de Truffaut pour le chiffre “trois” – tour à tour tragique et léger.
En 1962, le cinéaste tourne Jules et Jim, film iconique sur le triangle amoureux et qui semblait puiser son énergie chez William Wellman, immense cinéaste du trio amoureux, une combinaison qui lui servait à suggérer l’infigurable, soit la relation homo-érotique (deux hommes qui s’aiment à travers une femme).
C’est sans doute cette idée que Truffaut lui reprend : on aime qu’à travers l’entremise d’un autre, une sorte de corps conducteur qui fait passer le courant électrique entre deux êtres. Dans Jules et Jim, la possibilité du trio amoureux figurait le contraire philosophique de l’adultère, qui hiérarchise, tente de rétablir coûte que coûte, au prix d’une hypocrisie intenable, le “deux”. Ce sera le sujet de son film suivant, La Peau Douce, film entièrement dédié à la conception bourgeoise du tiers amoureux : forcément en trop, forcément clandestin.
Equilibre amoureux
C’est cette longue séquence, si juste et impitoyable, où Pierre Lachenay (Jean Desailly), un écrivain à succès, profite d’une escale à Reims où il doit présenter un film sur André Gide, pour y emmener sa maîtresse, Nicole (Françoise Dorléac) et passer quelques jours avec elle. Pensant pouvoir expédier sa tâche rapidement pour rejoindre son amante, il se trouve empêtré dans une suite d’obligations sociales et de contorsions pour s’en libérer – l’hypocrisie le rend bientôt pathétique. Tenue à distance de ces réjouissances, l’attente de Nicole s’étire dans cette sorte de solitude blessante, bientôt intolérable, qui la laisse en bordure du monde.
L’attente banale de la maîtresse, aussi inévitable que ce qui suivra : un engrenage que Truffaut observe cliniquement et contre lequel il ne peut rien : dans l’adultère compris bourgeoisement, personne n’est libre, on ne fait que rejouer une pièce verrouillée, usée jusqu’à l’os, en croyant pouvoir la réécrire.
Lorsque Pierre quitte sa femme, Nicole peut enfin devenir l’officielle : mais elle s’en va, révélant cette cruelle ironie qui veut que l’amante en a marre de l’être, mais n’a pourtant aucune envie – parfois – de devenir l’officielle. Nicole pressentait que l’équilibre amoureux se loge dans le chiffre trois.
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Une écriture érotique improvisée
La France sous l’Occupation du Dernier métro semble n’être qu’un prétexte, qu’un décor pour intensifier un enjeu sentimental. Truffaut se fait renoirien : la multiplicité des enjeux, la lourdeur du contexte historique et la frénésie narrative accouchent, finalement, d’une vérité extrêmement ténue et minérale. Comme si, sous le récit officiel, le fonctionnement d’un théâtre sous l’Occupation et son directeur obligé de le diriger depuis la cave pour échapper aux nazis, se tramait un courant plus secret qui ne jaillissait qu’à la fin du film. Un courant d’autant plus que Marion Steiner (Catherine Deneuve) et Bernard Granger (Gérard Depardieu) ignorent qu’ils s’aiment et on ne trouve, chez eux aucune trace d’un intérêt érotique mais une étrange innocence de ce qui doit pourtant forcément arriver.
L’idée splendide logée au cœur du Dernier métro, c’est que Truffaut filme deux grands acteur·rices qui ne savent pas qu’ils s’aiment (aucun regard appuyé ou geste ambigu), mais tout le monde le sait pour eux. Ce que dit le film c’est que deux vedettes finissent toujours par se reconnaître et s’aimer. C’est ce savoir (grands acteurs = amour) dont est porteur, depuis sa cave, Lucas Steiner, surveillant les répétitions qui lui parviennent depuis un tuyau d’aération et incite sa femme à être plus sincère dans la scène d’amour qu’elle joue avec Granger. Contrairement à La Peau douce, dans Le Dernier métro, l’amour redevient une écriture érotique improvisée, échevelée, où la liberté des êtres est comprise dans l’équation – personne ne peut prévoir l’acte qui suivra.
Lucas Steiner ne pousse pas sa femme dans les bras d’un autre, il va au-devant de ce qui doit arriver. En renoirien, il se laisse porter par le courant de la vie, le courant des acteurs, plutôt que de tenter d’y résister. En lubitschien, il devance la liberté de sa femme. A la fin du film, Paris est libéré, Lucas aussi : après la représentation, Marion salue le public, tenant la main de son mari et de son amant – l’image d’un courant rétabli. Difficile de ne pas voir dans le personnage de ce metteur en scène porteur d’un grand savoir érotique, un subtil autoportrait de Truffaut, un nouveau Doinel qui nous avoue, depuis sa cachette, qu’à son tour, il aime ses actrices à travers le corps de ses acteurs – et inversement.
La Peau douce et Le Dernier métro, disponibles chez Carlotta Films