La Story “Nevermind” (2/3), comment devenir le groupe d’une génération
Disons les choses brutalement. Il est une réalité que les admirateur·trices des Smiths, New Order et autres The Jesus and Mary Chain ont mis quelque temps à digérer : que Kurt Cobain ait été un fan de Black Sabbath. Le hard rock, le metal,...
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Disons les choses brutalement. Il est une réalité que les admirateur·trices des Smiths, New Order et autres The Jesus and Mary Chain ont mis quelque temps à digérer : que Kurt Cobain ait été un fan de Black Sabbath. Le hard rock, le metal, on était alors nombreux·euses à les considérer comme la maladie infantile du rock.
Passé 12 ans, ça n’a plus lieu d’être et ça devient risible, croyait-on. En plus, le pseudo-documentaire Spinal Tap, consacré à un pseudo-groupe de hard rock cumulant tous les ridicules et outrances du genre, l’avait, semble-t-il, précipité dans les poubelles de l’histoire. Or, pas du tout.
Kurt Cobain, originaire d’une petite ville portuaire située au bout de nulle part, Aberdeen, où il pleut tout le temps et que personne n’aurait été capable de situer, même approximativement, sur une carte (la pointe nord-ouest des Etats-Unis), n’a longtemps rien connu de la musique à part les disques de hard rock que son père, mécano dans une station-service, achetait dans un catalogue par correspondance (les magasins de disques étaient trop loin) : outre Black Sabbath, il apprécie Aerosmith et Led Zeppelin. Pas cool du tout.
Il connaît aussi un album des Beatles, Meet the Beatles!, celui avec I Want to Hold Your Hand et All My Loving, dans lequel les passionné·es du groupe n’ont jamais vu grand-chose au-delà d’une promesse puérile et attendrissante. Cobain le citera fréquemment comme un de ses disques préférés de tous les temps. Pas spécialement cool non plus. Et le plus surprenant, dans tout ça, c’est que ces goûts, que lui-même décrira comme “ploucs”, cohabitent avec les découvertes qu’il fait à Olympia, la ville où vont le mener ses potes des Melvins (l’unique groupe punk hardcore d’Aberdeen).
La bouillonnante scène d’Olympia
Là s’est ancrée une communauté de marginaux·ales au sein de laquelle les LGBT+ se sentent protégé·es (Beth Ditto, une “bouseuse” comme lui, cherchant à s’évader de la brousse, y trouvera refuge une dizaine d’années plus tard). Olympia s’imposera aussi comme un des centres du mouvement punk féministe et “anti-sexiste” Riot grrrl. Grâce à Calvin Johnson, un musicien qui anime un programme sur une radio étudiante, KAOS-FM, Cobain découvre l’existence d’une autre planète musicale.
Il écoute alors des trucs totalement bizarres : The Raincoats, un quatuor cent pour cent féminin qui, quinze ans auparavant, a inventé à Londres d’étranges polyphonies bancales entre punk et reggae ; Young Marble Giants, un trio sans batterie jouant une sorte de rock’n’roll spartiate en sourdine, où une chanteuse au ton détaché entonne des mélodies à la beauté lunaire. On découvrira ensuite, à la parution posthume de son Journal, que ces groupes obscurs l’obsèdent. De Meet the Beatles à l’underground de l’après-punk via Black Sabbath, une ligne bizarre s’élance au-dessus du vide : une trajectoire qui n’a aucune cohérence mais qui constitue l’étrange fatalité de Cobain.
Le 1er album de Nirvana, Bleach, paraît en 1989 chez Sub Pop, quelques mois après Bug de Dinosaur Jr. Il a été enregistré en trois jours pour un budget de 600 dollars. On y perçoit beaucoup de bruit et de colère, mais rien qui le distingue du lot. L’album passe quasiment inaperçu. Cobain estimera que Sub Pop, le label de Seattle qui a produit l’album, n’a rien fait pour le promouvoir. Pourtant, hormis About a Girl, le 1er classique de Cobain, une chanson où il se met en contact médiumnique avec l’esprit de Lennon, rien, dans cet album, n’aurait été susceptible de séduire le grand public. Kurt Cobain, Krist Novoselic et le 1er batteur Chad Channing ont inscrit Nirvana dans la micro-communauté hardcore et ça s’arrête là.
Que s’est-il passé entre Bleach et Nevermind ?
Kurt Cobain n’a jusque-là pas fait grand-chose de sa vie. Après avoir quitté la maison de sa mère à 17 ans, il a souvent dormi dans la rue, sur des cartons ou dans la salle d’attente d’un hospice. Il a vivoté en travaillant comme gardien, dans la restauration ou encore en exerçant des travaux de maintenance dans un hôtel.
Il végète alors à Olympia dans un minuscule deux-pièces “sordide”, selon le témoignage de son colocataire, le nouveau et jeune batteur du trio, Dave Grohl : une salle de bains “de la dimension des toilettes dans un avion”, une “odeur fétide” due à l’élevage de tortues dans un aquarium, un frigo vide et un téléviseur hors d’usage. Dépressif, Cobain peut rester assis là des heures à regarder dans le vide, sans ouvrir la bouche.
Sa rupture avec Tobi Vail, la batteuse du groupe punk féministe Bikini Kill, est en partie la cause de cet état. La moitié des chansons de Nevermind sera inspirée à Cobain par cet échec sentimental. Pour Dave Grohl, les musiciens ont alors une vision modeste du succès : “Pour nous, c’était des concerts avec sept cent cinquante personnes, de quoi se payer de l’essence, avec un peu de chance une chambre d’hôtel pour moi tout seul et de quoi me payer deux paquets de clopes par jour.”
Kurt Cobain, backstage avec Courtney Love au début des 1990 © Steve Pyke/Getty Images
Que s’est-il passé entre Bleach et Nevermind ? La réponse est assez simple : Courtney Love. Cobain a croisé pour la 1ère fois sa route en 1989, lors d’un concert des Butthole Surfers au Hollywood Palladium de Los Angeles. Elle a trois ans de plus que lui et une tout autre vision de la vie et du succès, une autre ambition ; une autre expérience, aussi. Pur produit du mouvement hippie californien, cette fille au parcours perturbé a fréquenté jusqu’à 16 ans diverses institutions et maisons de redressement.
Toute une génération de gamin·es va secouer sa tête d’arrière en avant sur Smells like Teen Spirit
Sa vie chaotique et aventureuse impressionne Cobain : elle connaît l’Europe, elle s’est retrouvée à Liverpool chez un chanteur porté sur les psychotropes, elle a ensuite vivoté en faisant des strip-teases, activité qui l’a entraînée jusqu’au Japon. A Portland, dans l’Oregon, un des viviers du mouvement Riot grrrl, elle a révélé son sens de la publicité. Avec sa rivale Kat Bjelland, la fondatrice du groupe Babes in Toyland, elle a inventé le look d’orpheline abandonnée qui fera la réputation du grunge féminin : nuisettes rapiécées, collants déchirés et gros croquenots sans lacets.
Courtney Love explique à Cobain l’ambition qu’elle nourrit pour elle et son groupe, Hole, qui s’apprête à publier l’album Pretty on the Inside. Kim Gordon, de Sonic Youth, pousse alors les deux jeunes gens. Grâce à l’intervention d’un avocat, Nirvana se défait de son contrat avec Sub Pop. Le groupe reçoit une avance de 287 000 dollars, fruit de sa signature avec la compagnie Geffen, liée à Warner (une somme aussitôt engloutie dans les honoraires et frais de justice). Le trio acquiert une discipline nouvelle, répétant des mois dans une grange près d’Olympia en vue d’enregistrer son second album aux légendaires studios Sound City à Los Angeles.
Quand Nevermind sort le 24 septembre 1991, personne ne s’attend à un tel choc. Personne n’imagine une seconde que, dans le monde entier, toute une génération de gamin·es va se lever comme un seul homme et secouer sa tête d’arrière en avant aux 1ères mesures de Smells like Teen Spirit.
Encore moins que le mot “grunge”, qui désigne les petites saletés qu’on retire de sous les ongles des orteils, va devenir une mode et entrer dans le langage courant. Et que Kurt Cobain va devenir l’ultime héros et martyr du rock au sens large, la dernière icône dont, après Jim Morrison et Bob Marley, on verra partout le visage stylisé, cheveux blonds peroxydés, paupières soulignées d’un trait de khôl, reproduit sur tous les T-shirts et posters de la planète.