La télé-réalité inspire la littérature, voici pourquoi
LIVRES - Vulgaire, vide de sens, plouc. Alors que la télé-réalité a longtemps fait l’objet d’un certain mépris de la part des sphères intellectuelles, une vague d’auteurs s’inspire du genre télévisuel dans une série d’ouvrages parus à temps...
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LIVRES - Vulgaire, vide de sens, plouc. Alors que la télé-réalité a longtemps fait l’objet d’un certain mépris de la part des sphères intellectuelles, une vague d’auteurs s’inspire du genre télévisuel dans une série d’ouvrages parus à temps pour l’anniversaire emblématique de “Loft Story”, qui fête ses 20 ans ce mois-ci.
Leurs noms? Aurélien Bellanger, Delphine de Vigan et Paul Sanfourche. Dans Téléréalité, le 1er dresse le récit d’un certain Sébastien, fils de plombier devenu l’un des plus incontournables producteurs du petit écran. Les enfants sont rois, de la seconde, dépeint, lui, l’univers des enfants influenceurs au travers de son héroïne Mélanie Claux, une jeune maman bien décidée à devenir aussi célèbre que les lofteurs l’ont été.
De ces lofteurs, le troisième a préféré n’en garder qu’un, ou plutôt une: Loana Petrucciani. Publié au mois de février dernier au Seuil, l’essai de Paul Sanfourche Sexisme Story questionne tour à tour les images de bimbo, de mauvaise mère et de fille facile qui ont été accolées à la célèbre candidate, pour mieux interroger les violences faites aux femmes et le sexisme de notre société.
Ce livre ne vient pas de nulle part. “J’ai tout vu du ‘Loft’, ‘Star Academy’, ‘L’île de la tentation’, ‘Opération Séduction’ ou ‘Koh-Lanta’, nous révèle le journaliste. J’ai regardé ça avec passion, sans aucun recul. En tant que téléspectateur, je me suis régalé, voire rincé l’oeil. Ce n’est qu’au tournant des années 2010 que j’ai pris conscience de tout ce que j’avais ingurgité en termes de sexisme, de racisme et de mépris de classe.”
Un spectacle “sublime, mais glaçant”
C’est cette passion, “presque de l’ordre du cannibalisme”, qu’il a d’abord voulu développer. Son exploration personnelle lui ouvre les yeux, notamment au sujet de Loana, “unique star de la télé-réalité”, selon lui. “C’est celle qui a connu les plus hauts faits de la gloire grâce à la télé-réalité, mais c’est aussi celle qui s’est fait fouler aux pieds par le système médiatique. Qu’est-ce qui fait qu’on aime autant détester une personnalité? Qu’est-ce qu’elle synthétise? Il y a forcément quelque chose qui nous travaille collectivement”, concède-t-il.
Aurélien Bellanger partage ces considérations. “J’ai un rapport de vraie fascination pour la télé. Ça a été à 99% les images que j’ai consommées jusqu’à mes 25, 30 ans, révèle-t-il dans une entrevue accordée aux Inrocks au mois de mars. Je trouve ça très beau, mais d’une beauté bizarre, mélancolique. […] Ce qui est intéressant, c’est que la critique de la télé en France est tout de suite morale et rarement esthétique. Elle ne dit pas la grandeur, le sublime, potentiellement affreux, mais glaçant de ce spectacle.”
Il ajoute: ”Je crois que [la télé] est un art en tant qu’elle a été la mise en scène la plus stupéfiant de la seconde moitié du XXe siècle. Elle est un art, et c’est encore plus frappant avec la télé-réalité, avec des jeux sur la distanciation brechtienne, où l’on ne sait plus s’ils jouent la comédie ou non. Elle poursuit la grande aventure du théâtre. Le théâtre en tant que grand art populaire s’est probablement réfugié dans la télé-réalité.”
11,7 millions de téléspectateurs
Chez Delphine de Vigan, c’est un peu par hasard qu’elle s’est intéressée au sujet, en tombant sur un reportage “qui montrait deux enfants accueillis dans un centre commercial comme des stars internationales”, explique-t-elle au micro de Guillaume Erner dans “Livres & Vous” sur Public Sénat.
Les mécanismes à l’oeuvre dans la télé-réalité ne la laissent pas indifférente. “C’est le point de départ de ce qu’on voit aujourd’hui, souffle l’autrice. [Elle] a influencé de manière très durable le langage, le notre, celui de YouTube, d’Instagram. On a défini les codes. C’est ce que j’observe avec les enfants influenceurs et les influenceurs en général, qui sont au croisement de la télé-réalité et du télé-achat.”
Le 26 avril 2001, le lancement de “Loft Story” a réuni 5 millions de téléspectateurs. Alors que les quotidiennes attirent chaque semaine de plus en plus de monde, près de 8 millions de personnes ont assisté à la finale. Un pic d’audience à 11,7 millions a été enregistré à l’annonce des gagnants. C’est, en d’autres termes, près de 20% de la population française de l’époque. Comme beaucoup de phénomènes populaires, “l’engouement autour de l’émission concerne des catégories de Français très larges et dont les conséquences sur la société sont assez insoupçonnées”, estime Paul Sanfourche.
Avant les romans de Delphine de Vigan et d’Aurélien Bellanger, d’autres auteurs de fiction s’étaient déjà emparés de la thématique. Amélie Nothomb en 2005, avec Acide Sulfurique. Pascale Maret, deux ans plus tard, sort À vos risques et périls. En 2018, c’est Guillaume Sire qui s’y colle dans Réelle. Que dit cette fascination collective? Pourquoi réapparaît-elle aujourd’hui?
Se faire entendre dans l’espace médiatique
D’après la sociologue Gisèle Sapiro, dont les ouvrages interrogent la notion de responsabilité de l’écrivain dans la société, plusieurs facteurs convergent. “Les expériences de confinement, dans lequel nous vivons depuis un an, peuvent avoir joué, suggère la directrice de recherche au CNRS, que Le HuffPost a entrevueée. Cela conduit à s’interroger sur l’enfermement. Ce n’est pas une question nouvelle dans la philosophie ou la littérature, comme en témoigne la pièce de théâtre de Jean-Paul Sartre Huis clos. Elle a peut-être été renouvelée.”
L’anniversaire de “Loft Story” est à prendre en considération, d’un point de vue éditorial. L’émulation collective est-elle naturelle? Ou est-ce l’œuvre marketing des maisons d’édition? La directrice d’études à l’EHESS évoque un inversement des rapports de force, entre la littérature et les programmes, comme la télé-réalité, longtemps considérées comme vulgaire ou grand public. “Parler de ces formes [comprendre ici, des productions de divertissement populaire, NDLR] peut être pour la littérature un moyen de se faire entendre dans l’espace médiatique aujourd’hui, car elles ont un degré de visibilité bien supérieur”, poursuit la chercheuse.
Les ouvrages d’Aurélien Bellanger, Delphine de Vigan et Paul Sanfourche sont différents. Disparition de la télévision classique, avènement d’une nouvelle génération sur les réseaux sociaux, redéfinition de la star... Chacun à leur façon, ils mettent à l’écrit certains des questionnements liés à la télé-réalité qui nous traversent. “J’ai beaucoup de respect pour les émissions de variétés, et je trouve que beaucoup d’objets ne sont bien traités par la critique de télévision, qui est un genre qui n’a jamais existé”, commente Aurélien Bellanger, toujours dans Les Inrocks.
Un milieu réticent?
Son roman n’épargne pas le cynisme de la télé-réalité ni son jugement. Les trois travaux apportent, cependant, une pierre à un édifice plus large. “Je pense qu’en France, nous sommes dans une culture traditionnelle qui hiérarchise les productions culturelles, la littérature étant au sommet, poursuit Gisèle Sapiro. Ces hiérarchies culturelles sont aujourd’hui accusées d’élitisme et de stigmatisation des classes populaires. Prendre ces formes de divertissement populaire au sérieux, c’est tenter de comprendre ce qui peut captiver le plus grand nombre.”
Ça n’est jamais sans la réticence des pairs. ”Écrire sur Loana m’a valu beaucoup d’interrogations désapprobatrices, se souvient Paul Sanfourche. ‘Pourquoi lui consacrer un livre’, me demandait-on. Ça m’a confirmé le besoin de faire cet essai. J’ai bien vu la somme de préjugés qui pesaient sur ce genre télévisé.” En France, cette forme de mépris a un impact direct sur la production d’œuvres. En dehors des travaux de la sociologue Nathalie Nadaud-Albertini, les essais sur la télé-réalité sont confidentiels ou absents.
“Des ouvrages de dissertation philosophique ou sémiologique sur la télé-réalité, il y en a, constate le journaliste. Par contre, on ne trouve aucune vraie étude sur les conditions de travail de celles et ceux qui se cachent derrière la production des images et des récits, par exemple.” Combien de temps encore la télé-réalité va-t-elle être considérée de haut et cachée sous le tapis? L’auteur s’interroge. Même si ce n’est pas pour demain, sa récente infusion dans la littérature laisse entendre qu’il reste encore beaucoup de choses à dire. La télé-réalité n’a pas fini d’inspirer.
À voir également sur Le HuffPost: À quoi ressemblait la télé en 2001 au lancement de “Loft Story”