Lana Del Rey, itinéraire d’une âme troublée au royaume de la pop

“Tout ce que je fais ou dis, on me le renvoie à la gueule.” C’était dit sans amertume, sans rancune par une Lana Del Rey pourtant alors débutante. Juste par habitude : Lana Del Rey, quand elle s’appelait encore Elizabeth Woolridge Grant, avait souvent...

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“Tout ce que je fais ou dis, on me le renvoie à la gueule.” C’était dit sans amertume, sans rancune par une Lana Del Rey pourtant alors débutante. Juste par habitude : Lana Del Rey, quand elle s’appelait encore Elizabeth Woolridge Grant, avait souvent vécu en autarcie, dans les bois, dans les villes, dans sa tête surtout. Un refuge contre une vie qu’elle ne explique pas, et qui a néanmoins visiblement teinté de sépia une carrière riche de neuf albums, mais de peu de sourires.

La mort y rôde, la chanteuse se sent plus à l’aise dans le spectral que dans le spectacle. Ça a un prix dans le cirque social : l’exclusion. On ne crache pas dans la soupe quand on est aussi belle, instruite et curieuse de tout. Elle sera la tête de Turc, dans une suburbia où ne doit dépasser aucune singularité, aucun existentialisme. Ça sera sans doute très triste pour Elizabeth Woolridge Grant, mais égoïstement, on se réjouit des séquelles. Elle a ainsi dû forger le personnage de Lana Del Rey pour vivre parmi les êtres humains, composer ces chansons gangrenées par le mal-être pour communiquer avec eux. Le malheur de l’une fait le bonheur de nous autres.

Est-elle réelle ?

Lana Del Rey n’existe pas : elle est née à 20 ans, possède mille passés, et quand on la rencontre pour la 1ère fois, à l’automne 2011, on est frappé, indisposé même, par son irréalité. On se surprend à regarder ses pieds : on est certain qu’elle ne touche pas le sol, comme un ectoplasme, comme un hologramme. On voit alors clairement une âme, une aura, mais on n’est pas certain d’avoir vu une jeune femme.

Sa musique confirmait cette impression de chimère : elle n’avait pas d’âge, pas de famille, pas de structures. Sa voix, techniquement prodigieuse, lui offrait dès son 1er album, Born to Die (2012), une liberté dont elle n’a jamais abusé. Loin de l’athlétisme pour cordes vocales de tant de Castafiore du R&B et de la démonstration de vaine virtuosité, elle a imposé une retenue illimitée, une douceur, où reste possible la tempête. C’est pour cette raison, pour cette réserve prodigieuse de grandeur utilisée avec une humble parcimonie, qu’elle vénère autant Jeff Buckley.

Lors de notre 1er entretien officiel, pendant l’hiver 2011, elle avait été estomaquée, et enchantée, que je cite comme ses proches des songwriters tels Jeff Buckley et Elliott Smith. Elle me posa mille questions sur les hommes, car elle connaissait tout sur leurs disques. Ils venaient visiblement souvent lui causer. Ils étaient tous les deux déjà morts, dans des conditions tragiques. L’album de Lana Del Rey s’appelait Born to Die. Elle lui survécut.

Parmi les âmes pures

Des années plus tard, lors d’une conversation infinie au cours de laquelle elle resta curieuse de toute information musicale (ce fut le cas une fois encore pour l’entretien qui précède), je l’ai vue de mes yeux, et surtout de mes oreilles, me chanter une maquette a cappella : au nom de quelle sorcellerie, de quel enchantement ai-je eu la claire impression d’entendre non pas une artiste, mais un duo, puis un trio, puis une chorale ?

Dans ce chant pur de toute intervention technologique, Lana Del Rey vivait ce plaisir charnel qui rend la vie un peu plus intense, habitable. Elle emportait dans son chaos sage une multitude d’âmes, dont elle ne contrôlait pas les visites. Car la musique de Lana Del Rey est clairement visitée, plus qu’habitée : personne n’y prend ses aises, ses habitudes.

Son grand roman américain

Les invité·es, les clins d’œil, les réminiscences ne sont que de passage. Ça oblige chacun et chacune à offrir, comme chez Daft Punk, toute l’audace et la rareté qu’ordonne ce pacte. Parlons ici de l’apport de Tommy Genesis sur le psychédélisme défoncé de Peppers ou des dérèglements permanents orchestrés par le fidèle Jack Antonoff sur A&W, déjà l’une des grandes chansons de 2023 – et de 2024, 2025, etc.

“This is the experience of being an American whore”, y susurre Lana Del Rey. C’est soudain, brutal, impensable dans la pop music comme on la connaissait avant Lana Del Rey, qui l’a franchement sexuée. Cette chanson, qui s’étire sans se déchirer au-delà du raisonnable, est le grand roman américain de ce début d’année. Le genre de bouillonnement et d’impatience que l’on attend du 1er album d’un·e jeune artiste, avant que la sagesse et la raison viennent se charger de la spéculation, des points retraite. Personne n’attendait telle prise de risques, telle fugue de plus de sept minutes sur un neuvième album. Mais comme Radiohead, Lana Del Rey s’est émancipée des calendriers et des coutumes de l’industrie du disque.

Une armée de jeunes femmes

Elle aurait pu vivre des rentes de disques similaires aux précédents, conciliant le mystère mystique de David Lynch et la suavité extravagante des BO Disney. Et conserver éternellement son titre unique de trait d’union impossible entre Mazzy Star et Ariana Grande. Mais de Taylor Swift à Billie Eilish, des jeunes femmes américaines l’ont confortée dans son rôle, son devoir de cascadeuse.

Les trois femmes ont travaillé ensemble, ont échangé des collaborateurs : cette stimulation interdit la stagnation. Elles forment un front du refus : des clichés, du patriarcat, du raisonnable. Elles maîtrisent leur carrière, leur studio, leur image, leur vie. Elles ont appliqué les règles détournées par le hip-hop ou le rock indé à une musique autrefois si docile, si malléable : la pop music.

Derrière elles, à leurs côtés, une armée de jeunes femmes pareillement impatientes et visionnaires partagent cette fougue. La pop music doit être reconstruite, délurée. Il lui fallait sortir de l’apathie et de ses pieuses limitations. Dans ce milieu du factice, de l’artifice, hermétique au monde et à ses enjeux, Lana Del Rey a eu le courage d’incarner une forme de conscience, de gravité.

Wednesday Addams à la fête du lycée

Ses prises constantes de position politiques ou sociales signent la fin d’un Yalta bien pleutre entre la pop music la plus grand public et un monde qu’il est obligatoire et urgent de questionner. Comme Bon Iver, chouchouté par le hip-hop, Lana Del Rey est devenue une sorte d’ambassadrice de l’indie rock sombre dans le glamour de la pop music.

Elle y pratique volontiers l’entrisme, soutenant avec toute la puissance de sa chaire des artistes comme Father John Misty, Drew Erickson ou Best Coast. Dans cette marche en avant des femmes qui ont conquis le contrôle, Lana Del Rey ressemble parfois à Wednesday Addams à la fête du lycée. Elle semble condamnée à rester sur le bord du dancefloor, l’air morose, dans une gestion savante de la mélancolie et de l’ennui.

Ça ne l’empêche pas, sur le très réussi Did You Know That There’s a Tunnel under Ocean Blvd, de bouleverser son rôle de pythie, s’offrant des vertiges électroniques bombardés d’infrabasses qui cherchent la bagarre avec les viscères. Sa musique, qui avait toujours été charnelle et pourtant désincarnée, se fait ici plus physique : il lui aura fallu plus de dix ans et neuf albums pour rejoindre l’humanité, admettre qu’elle est de chair et de sang. Même s’il reste du mauvais sang.

Did You Know That There’s a Tunnel under Ocean Blvd (Interscope Records/Polydor/Universal). Sorti depuis le 24 mars.