Légende du reggae et voix d'ange, Bunny Wailer est mort
Il est des anecdotes, réelles ou fantasmées, que l’on ne saurait dissocier du voyage terrestre accompli par Neville O Riley Livingston. Mieux connu du grand public sous le nom de Bunny Wailer, il fut voici un demi-siècle le chanteur à la voix...
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Il est des anecdotes, réelles ou fantasmées, que l’on ne saurait dissocier du voyage terrestre accompli par Neville O Riley Livingston. Mieux connu du grand public sous le nom de Bunny Wailer, il fut voici un demi-siècle le chanteur à la voix haut perchée et la troisième lame du plus mortel trident de gladiateurs jamais brandi dans l’arène du reggae roots, les Wailers, aux côtés de Peter Tosh et Bob Marley, deux frères d’armes qu’il vient de rejoindre au paradis de Jah à l’âge de 73 ans après une carrière marquée par la défiance, l’intransigeance. Et scandée par quelques coups de génie.
Rolling Stones à la sauce rasta
L’histoire que je préfère remonte au début du printemps 1973 alors que le trio à la notoriété encore balbutiante accompli sa première tournée en Angleterre. Après dix ans de galère, ces crèves la dalle miraculeusement rescapés de la violence létale des ghettos et de la rouerie non moins funeste des producteurs jamaïquains, s’apprêtent enfin à toucher au but. Leur album Catch a Fire vient d’être mis en orbite par Island et Chris Blackwell, deus ex machina du label, a fermement l’intention de faire de ses nouveaux protégés des Rolling Stones à la sauce rasta. Sauf que rien ne se passe pas comme prévu. Après les premières dates dans une Angleterre encore engourdie dans les frimas de l’hiver, Bunny commence à perdre pied. La neige tardive qui tombe entre Lancaster et Birmingham le tétanise. La cuisine locale lui donne la nausée. En sortant du Speakeasy à Londres, après un concert décrit par Chris Salewicz dans les colonnes du Melody Maker comme “une expérience qui change une vie” et comme “un moment de mutation et de perfection”, il flippe complètement en voyant un squelette humain exposé dans une vitrine à l’entrée du club. L’apparition de cette image de mort, si contraire à la philosophie rasta où tout est orienté vers la vie, ressentie comme un mauvais présage, l’incite à lâcher les deux autres en cours de route. D’ailleurs il ne tarde guère à quitter définitivement le groupe pourtant mis enfin sur les bons rails pour se réfugier dans la communauté de Bull Bay, loin de la folie des blancs, de la perfidie de Babylone. Huit ans plus tard, cette phobie de la mort lui interdira, à lui ainsi qu’à Peter Tosh, d’assister aux funérailles de Bob Marley, pourtant ami d’enfance et frère par alliance.
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Bunny grandit dans un bain de superstitions
Toujours à la rubrique potin, le bassiste des Wailers, Family Man Barrett, raconte qu’un jour voulant lui prêter deux comic books pendant un fastidieux trajet en minibus, pensant que cela le distrairait de sa lecture de la Bible, Bunny s’était emporté. “Je lui ai touché le bras pour lui passer les bouquins et là vexé il s’est écarté, m’a dit de ne jamais refaire ça et que tout homme qui le toucherait désormais tomberait malade.” En voilà bien assez pour dresser de ce personnage retors le portrait d’un illuminé, d’un fanatique qu’un excès de ganja et de rhétorique rastafarienne avait rendu parano. Sauf que la caricature ne tarde pas à venir s’éventrer sur la confondante beauté d’un premier album solo, Blackheart Man, paru en 1976 qui loin de se contenter de restaurer la réputation d’un artiste jugé instable, et en un mot “perché”, répare également le genre reggae dans son ensemble d’un fâcheux malentendu. À la question “Quel album représente pour vous l’esprit de cette musique ?”, je répondrais toujours Blackheart Man, authentique épiphanie, havre de quiétude et d’émerveillement, transposition musicale la plus vibrante, la plus émouvante, de cette quête de Terre Promise spirituelle si âprement convoitée par ces naufragés de l’Histoire que sont les fils perdus d’Afrique.
Le “blackheart man”, c’est ainsi que les parents désignaient un rasta pour effrayer les enfants, sur le mode “si tu ne manges pas ta soupe, l’homme au cœur noir viendra te prendre…” C’est dans ce bain de superstitions, d’occultisme mâtiné de foi rédemptrice que Bunny a grandi dans les années 1950 du côté de Stepney, bled insignifiant de la paroisse de St Ann’s Bay au nord de la Jamaïque. Non loin, à Nine Miles, vit un certain Nesta Marley (“Bob” n’entrera en usage que plus tard) dont il devient l’ami. Le père de Bunny, Taddy, tient un petit commerce achalandé de quelques légumes, de paquets de biscuits et de bouillon cube. La mère de Nesta, Cedella, tient le même genre d’échoppe dans les environs. Après que Taddy et Cedella soient devenus amants, une petite Pearl voit le jour qui renforce l’amitié entre les deux gamins d’un lien fraternel. Et bientôt d’une complicité musicale une fois la famille recomposée installée à Trenchtown, plus ancien bidonville de Kingston en voie de réaménagement. Avec l’arrivée d’un autre rude boy du coin, Peter Tosh, naissent les Wailing Wailers sur le modèle des trios vocaux en vogue aux Etats Unis, tel les Impressions de Curtis Mayfield. Les nombreux succès portés par les différents changements de courants musicaux, ska, rock steady puis reggae, n’épargnent pourtant pas au groupe une vie de galère émaillée de quelques épisodes traumatiques. Au cours de l’été 1967, Bunny est arrêté en compagnie de deux amis musiciens “alors qu’ils transportent plusieurs kilos de ganja” selon la police. Quelques semaines plus tôt, Bunny avait eu l’imprudence d’insulter les flics et pour lui il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’un coup monté visant à laver l’affront subi. Condamné à quatorze mois de prison, il purgera sa peine intégralement et sortira du trou complètement flippé. Dans les mois qui suivront son arrestation, Peter Tosh et Bob Marley connaîtront à leur tour les affres du cachot.
Ce chanteur au tempérament difficile mais à la voix d’ange
Devenus les héros d’une jeunesse du ghetto désœuvrée, les porte-voix d’un mouvement rasta persécuté, les Wailers garderont à jamais les stigmates de ces brutalités. Bunny plus que les autres. Sa contribution artistique reste encore mal mesurée par la critique alors qu’elle rassérène profondément l’ancrage spirituel du groupe. Ainsi sur l’album Burnin’, dernier du groupe auquel il participe, Hallelujah Time et surtout Reincarnated Souls, titre hélas écarté de la track list finale qui exprime cette mission sacrée que s’était imposé ce chanteur au tempérament difficile mais à la voix d’ange : faire remonter la plainte de toutes ces âmes en souffrance des oubliettes de l’Histoire. Après Blackheart Man, son inspiration se fera plus politique avec les albums Protest, Struggle et Communication. Il finira même par former son propre parti le United Progressive Party dont l’essentiel du programme portait sur la légalisation de la ganja. Dans sa chanson Dreamland, l’un des sommets de Blackheart Man, Bunny rêvait tout haut d’un pays pareil au paradis où coule une rivière de lait et jaillissent des cascades de miel. Qu’on lui souhaite d’avoir rejoint.
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