“Les artistes d’Ideal Trouble partagent une tendresse radicale” : Rencontre avec le programmateur du festival
C’est l’une des plus troublantes excitations de cette rentrée 2021 – qui navigue au croisement de l’espoir et du stress de l’incertitude dans un monde en plein questionnement. Ideal Trouble : deux mots et tout un programme qui se déroulera...
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C’est l’une des plus troublantes excitations de cette rentrée 2021 – qui navigue au croisement de l’espoir et du stress de l’incertitude dans un monde en plein questionnement. Ideal Trouble : deux mots et tout un programme qui se déroulera entre La Station-Gare des Mines (Aubervilliers) et Les Instants Chavirés (Montreuil). Un programme de trouble idéal donc, celui que peut créer la rencontre musicale inattendue et déconcertante, qui titille et qui gratte, qui offre autre chose – de plus singulier, de plus sincère- que l’autoroute musicale markettée qui avouons-le colle un petit peu la nausée ici et là.
Rien à louper mais surtout pas la formation canadienne post-punk (pour faire court) Crack Cloud, la Britannico-Allemande à la voix hyper troublante Anika, l’electro-grindcore du duo de Nairobi Duma, les envies de crever de Christophe Clébard, la violence de Puce Mary et l’inquiétante pop cold de Heimat.
Aux manettes de cette programmation aussi juste que recherchée : Etienne Blanchot, ex-Villette Sonique, programmateur musical à Lafayette Anticipations, et responsable, donc, également, de l’excellent Closer Festival, que l’on retrouvera en janvier 2022. En attendant, disséquons son Ideal Trouble.
En 2018, tu avais monté Ideal Trouble dans l’urgence, après avoir raccroché les gants avec Villette Sonique. Cette année, la tenue de cette nouvelle édition était jusqu’à peu encore incertaine.
Etienne Blanchot – C’est pour ça que ça s’appelle Ideal Trouble (rires). Ça colle à toutes les situations complexes. En 2018, on était dans un contexte où les gros festivals n’arrêtaient pas de grossir, il y avait une obsession du volume, du développement et un rapport business à la musique qui devenait insupportable. D’ailleurs, les festivals qui cherchaient à se développer comme ça perdaient de l’argent, parce qu’il y avait une course aux têtes d’affiche qui leur coûtaient plus cher que ce qu’elles pouvaient rapporter. Après mes années Villette Sonique, j’avais donc envie de faire un évènement tout simple, très vite, avec des gens compétents, mais qui seraient comme moi dans une démarche de se faire plaisir en faisant une fête pour nous et nos ami·es au sens large, avec des musiques qu’on aime défendre et découvrir ensemble. Un évènement qui, en plus, ne perdrait pas d’argent, aurait de la gueule et dans lequel on ne retrouverait pas les mots un peu chiant comme “artiste en développement”, “promo” ou “rétroplanning”. Il y a des choses beaucoup plus DIY et underground qu’Ideal Trouble, mas on a conservé cette légèreté qui mélange professionnalisme et bordel organisé. A l’origine, c’était plus un geste que l’envie vraiment de faire un festival pérenne. En 2019, quand je l’ai refait, j’ai voulu associer des lieux et des gens qui m’inspirent : de ce micro-club qu’est le Zorba (Paris, 10e) à travers cette fille géniale, Michelle, au Chair de Poule (Paris, 11e) et son équipe qui transpire la musique par tous les pores, en passant par le Péripate (Paris, 19e). Tous ces endroits qui sont très différents, mais expliquent une manière de s’investir, de faire les choses, d’accueillir les artistes, de prendre des risques quelle que soit l’économie que l’on peut avoir. Notre parti pris, c’était de dire qu’il n’y a pas de musique compliquée, il n’y a que des bonnes musiques et comment on les propose aux gens.
>> À lire aussi : Rencontre avec Etienne Blanchot, programmateur du festival Ideal Trouble : “Le leitmotiv c’est : l’expérience prime sur la connaissance”Tout cela pour arriver à cette année. Ces collaborations se sont encore plus renforcées, car ce sont des gens qui ont été exceptionnels pendant le temps du confinement. Certains festivals institutionnels et d’autres moins institutionnels, n’accompagnaient pas du tout les musicien·nes durant cette période. D’autres, au contraire, piochaient dans leur trésorerie pour soutenir les artistes. Certains reprogrammaient les musiciens tout en les payant en avance, certaines salles se sont montées, comme la Station, qui a construit la deuxième Station. Ce qui n’était pas évident. Ils se sont occupés de leurs équipes, en repensant plein d’endroits en pensant aux réfugiés, à la lutte contre le sexisme, en essayant d’allier la forme et le fond. My Favorite, Kongfuzi Booking et La Route du Rock Booking se sont aussi rassemblés autour d’une nouvelle structure de booking, Vedette, qui constitue aujourd’hui une force indépendante et humaine. Il y a dans le paysage des gens qui se sont spécialement investis durant cette période, pour soutenir et penser la suite. Ideal Trouble vient aussi de là, de ce temps que l’on a passé ensemble à réfléchir, à programmer, à reprogrammer et à se soutenir. C’est une 1ère étape. Là, le geste, c’est de rappuyer sur “start”. La suite, ça sera de se poser la question de « à quoi ça sert tout ça ? Va-t-on continuer à faire voyager les artistes en avion, par exemple ? »
L’avenir de la musique live est constitutif d’une prise de conscience écologique, selon toi ?
Les tournées ont un coût écologique conséquent. On a pris l’habitude de faire prendre un avion à un artiste comme tu claques des doigts. Il y a un côté absurde. Après, c’est compliqué, parce qu’il va falloir repenser complètement les tournées, apprendre à se priver de certains artistes aussi. Il y a ce terme de “one off” que l’on utilise beaucoup quand un artiste qui vient de très loin ne fait qu’une date, c’est un truc que je ne ferai plus aujourd’hui. L’excitation du programmateur d’avoir un artiste en exclusivité et de façon inédite pourra peut-être attendre une tournée plus ample. Sur cette édition, j’ai des artistes qui prennent l’avion, mais ils ont tous des tournées assez conséquentes en Europe. Mais on pourrait faire beaucoup mieux.
C’est une prise de conscience que tu as eue à l’aune de la pandémie ?
Non, c’est quelque chose qu’on a tous en tête depuis un moment, mais qui est toujours balayé par d’autres réalités plus économiques, comme c’est souvent le cas avec les sujets écologiques. Mais plein de gens dans le paysage, à l’image du festival Visions, qui a mis en place des processus qui ont ouvert la voie. Tu trouveras des toilettes sèches à la Station, maintenant, d’ailleurs. Après la période qui vient de s’écouler, on n’a pas envie d’ouvrir une fromagerie ou une boutique de vin nature, en revanche il faut que l’on exerce notre métier avec plus de sens. Je suis très content de faire venir Duma, qui vient du Kenya, ou Crack Cloud, qui vient du Canada, c’était pas gagné, mais en même temps, je suis ravi que l’on s’habitue à programmer plus d’artistes de proximité. C’est aussi ça le truc, on n’est pas obligé de courir après le dernier groupe new-yorkais ou australien.
Tu dis “redonner du sens”, cela vaut aussi pour l’aspect esthétique de la proposition d’Ideal Trouble ?
C’est un line-up “festif”, il y a moins de musique “cérébrale”, on va dire. J’avais plutôt vu la Station comme un endroit de fête. Mais un festival c’est d’abord la rencontre entre un public et des artistes. Plus c’est troublant, inédit, bizarre, puissant, plus la rencontre se fait. J’ai plus que jamais envie que ce soit une fête, dans le sens presque un peu village. Beaucoup de gens vont se revoir pour la 1ère fois depuis longtemps, des gens vont venir de région, il y aura des trouvailles et des rencontres entre des gens qui ne se connaissent pas encore, tout ça porté par cette programmation. On y trouvera pas mal de choses très liées à la Station : post-punk, indus, des trucs weird.
Il y a une esthétique d’ensemble assez sombre que l’on retrouve depuis les débuts du festival.
Duma et Puce Mary, c’est effectivement dark, mais c’est tellement puissant. Puce Mary, elle balance tout ce qu’elle a dans le ventre. Mas j’aimerais bien aussi qu’il y ait une grande chenille ! Je pensais que Christophe Clébard, qui joue complètement nu, pourrait susciter ça. Mais c’est vrai que je n’ai pas forcément envie de sunshine pop.
Tu cherches un fil conducteur, une vision d’ensemble, quand tu programmes un tel festival ?
Cette année, c’était quand même bien particulier. On a reculé quinze fois la date, la temporalité a été confuse. Il y a dans cette programmation un agglomérat de choses qu’on aimait, de découvertes que j’avais en tête depuis l’annulation de la précédente édition. Il y a eu des programmations plus intériorisées et réfléchies. Là, c’est plein de claques pour les gens de la Station, Vedette (l’agence de booking qui co-produit le festival, ndlr) ou moi, des choses qu’on a envie de partager.
Il y cette soirée organisée avec le collectif belge Les Actionnaires et le Centre Wallonie-Bruxelles, tu veux nous en causer ?
C’est récurrent maintenant. On fête les dix ans des Actionnaires, un collectif de Bruxelles qui organise des concerts à l’image de ce que fait Ideal Trouble, c’est-à-dire 50% fête-50% n’importe quoi. Ce sont des amis, des acolytes ! Le Centre Wallonie-Bruxelles, c’est une institution fabuleusement dynamique dans sa façon de faire les choses, et l’idée de continuer à faire des chose avec les Belges, c’est qu’au-delà du fait qu’il existe là-bas une scène artistique hyper heureuse et accueillante, il y a une philosophie de ce pays par rapport aux artistes étrangers qui est fabuleuse. Il n’y a pas de chauvinisme, tu peux devenir belge en peu de temps à partir du moment où tu travailles là-bas. Et ce line-up, il est à l’image de cela, avec des Belges mais aussi des Belges d’adoption.
Tu causes de mettre des claques aux gens. Ça se matérialise comment une claque musicale pour toi ?
Duma par exemple ! Des Kenyans qui font une sorte de grindcore digital avec des clips fabuleux, liés au label Nyege Nyege – qui réinvente depuis une dizaine d’années le rapport à l’Afrique et à la musique avec pleins de projets africains dancefloor bizarres ou plus hip-hop.
Chez Duma, il n’y a pas de guitare, c’est des machines et eux. Donc des gens vont venir voir par exemple Heimat et vont aussi tomber sur Duma. J’ai toujours pensé que c’était ce type de mélange qui opérait les choses. Ce n’est pas pour autant que tu vas te mettre à écouter du grindcore du matin au soir mais ça sera rentré dans ton panel d’émotions. C’est une petite dose homéopathique musicale. Après, je pense à Nina Harker qui tricotent des trucs sublimes depuis toujours. Leurs lives sont déments mais c’est sûr que si tu écoutes de la pop un peu chiadée, tu peux te dire que « ça ne joue pas très bien »- expression à la con. Moi je veux qu’on ait une attention sur la fragilité, le bordel assumé. Comme chez Christophe Clebard qui fait des concerts-performances dans une veine un peu Costes/Noir Boy George, et qui joue tout nu. Ideal Trouble c’est un panel de flashs, d’images marquantes, de sons qui se percutent, que tu peux ne pas aimer du tout, mais il se passe quelque chose.
Tu sembles plus intéressé par la démarche créative que par l’œuvre finie quelque part…
Oui, c’est compliqué de mettre des gens dans des cases mais disons que les personnes programmées tracent leurs voies sans penser management, plan de carrière etc. Ils et elles ont une vraie dimension artistique, et y consacrent leurs vies. Il n’y a pas de formatage naissant d’une « projection de carrière ». Ce sont aussi des gens qui ont un charisme qui n’est pas celui du sourire gagnant mais de la fragilité, de la différence, d’une tendresse radicale. Ce sont des gens en marge d’une route établie.
Comment as-tu programmé les artistes dans cette année sans lives ?
Autant à travers du bouche à oreille de gens en qui j’ai confiance, que de disquaires que je suis. Je recommanderais d’ailleurs de s’abonner aux comptes instagram des disquaires, type Dizonord, Born Bad, Les Balades Sonores… Il y a eu un moment où la machine devenait l’ennemie de l’écoute. Pouvoir tout écouter donnait l’impression de se perdre complètement. Maintenant je trouve qu’il y a des méthodes pour bien se servir de l’algorithme. Mais dans l’idéal c’est mieux d’avoir vu les artistes en live.
>> À lire aussi : Anika est de retour avec “Change” (et ça valait le coup d’attendre)Quand on voit que le festival Visions s’est tenu en août dans le Finistère avec une programmation pointue et indé, que tu parviens à faire Ideal Trouble, alors même que les gros festivals comme Les Eurockéennes ou We Love Green annulent, peut-on en conclure que le format festival est en train de profondément changer ? Que l’on va aller vers de plus petits formats peut-être, avec des artistes plus locaux…
Ce qu’il y a de certain c’est que d’un point de vue économique, le grand format n’était pas au top… Avec notamment la prise de conscience des gens qui se demandent s’ils ont vraiment envie de participer à une manifestation produisant dix mille tonnes de déchets… Il va falloir que les gros festivals se mettent à l’heure de la prise de conscience écologique et y répondent. Les festivals de plus petite forme permettent de créer une communion, d’avoir une finesse dans les détails. Il n’y a rien de meilleur que de sentir que les gens du festival font la fête en même temps que toi, avec toi.
Les artistes que tu programmes sont peu connus, parfois difficiles d’accès… Tu n’as pas peur de recréer un vase clos avec des artistes jouant pour un public érudit d’habitués de la Station ?
Il y a quand même Anika, Crack Cloud… Certes, il y a toute une scène un peu indie, underground très Station, très Ideal Trouble, mais il y a des fils à tirer pour tout le monde, il y a eu des programmations plus raides…
Quel est le modèle économique d’Ideal Trouble ?
Il y a un tout petit peu d’aides du type Sacem, des Belges.. Autrement, c’est de l’auto-production. On vend pas mal de places, et la Station est un endroit qui t’accueille bien, qui t’aide à faire les choses. On ne perd pas d’argent et on paye bien les artistes, c’est important.
Tu programmes également le Closer Festival à Lafayette Anticipations. Tu le considères comme le·la cousin·e de Ideal Trouble ?
Le Closer a une dimension plus urbaine, plus féminine, avec aussi plus de performances en lien avec l’art contemporain. C’est moins frontal, plus mental, réfléchi. Moins charnel, sanguin que Ideal Trouble qui est pensé sur le trouble un peu sexué.
La crise du Covid dont on sort à peine t’a t-elle découragé à un moment donné ?
Tu reset vite ta mémoire alors qu’on est passés par des moments… Il y a eu des aides mais le sentiment de ne pas savoir à quoi tu sers dans ton travail était très prégnant. Moi j’ai continué en ligne avec des streamings pour Lafayette Anticipations, mais je pense aux gens des salles fermées depuis un an et demi… Les gros festivals… Tu re-programmes, tu déprogrammes, tu re-programmes… Même si tu es aidé, payé, tu prends cher. Tu perds ton excitation à force de montagnes russes…Honnêtement je m’étais dit que si Ideal Trouble ne se faisait pas, j’allais me poser des questions. J’étais un peu en bout de course. C’est un projet jeune qui, avant le Covid, prenait plein de dimensions avec notamment des soirées dans toute l’Europe afin de constituer un réseau. Tout s’est écroulé… là c’est le début de la résurrection, après on verra si je peux marcher un peu sur l’eau (rires).
Cherches-tu la parité femmes-hommes dans ta programmation ?
Oui j’essaye le plus possible. Cette année Anika, Puce Mary mais aussi d’autres musiciennes super talentueuses comme Naomie Klaus, Armelle de Heimat, Lou de Reymour ou encore Apolline de Nina Harker. Ce n’est pas un réflexe très compliqué à avoir.
Certains garçons diront toujours « c’est la musique qui compte », mais j’ai envie de leur répondre « cherchez-la ailleurs ». C’est un exercice lumineux de penser aux quotas. C’est tout simple. Il faut aider les musiciennes qui se jettent à l’eau. Si elles ne sont pas programmées ou qu’elles entendent en prime « il est où ton mari ? » ou « tu sais jouer de la guitare ? », elles vont saturer et abandonner. Il faut aller plus loin, qu’il y ait plus de programmatrices notamment, tous réseaux confondus puisque même dans l’underground il y en a peu. C’est révélateur d’un gros problème. ça participe au découragement de la musicienne. Tu te retrouves dans des assemblées de garçons qui te coupent la parole. J’enfonce des portes ouvertes mais j’ai réalisé tout ça il y a peu. Je faisais déjà un petit truc de quotas mais je n’avais pas vraiment tilté que même avec le laptop, même avec le home studio il y avait moins de filles que de garçons parmi les artistes, pour ces raisons dont je viens de causer, pour ce manque de considération.
Ton dernier trouble musical ?
Ce matin, via les conseils d’un ami, j’ai découvert Molly Lewis, une américaine de 2021 avec un univers aux confins de l’exotica et de la space pop. Un truc d’aujourd’hui mais totalement hors du temps. Un bonheur ….
Ideal Trouble, du 8 au 11 septembre à La Station-Gare des Mines (Aubervilliers) et aux Instants Chavirés (Montreuil). Plus d’informations par ici.