"Les dents de la mer", un film connecté à l'inconscient collectif - BLOG
Dans la lignée de Moby Dick de Melville et du Vieil Homme et la mer d’Ernest Hemingway, ce film nous fera réfléchir encore longtemps à la condition humaine face au règne animal. -" data-caption="Les dents de la mer, photo tirée du film de 1975...
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PSYCHO - L’été 2021 s’achève presque. Qu’elles sont loin, les années 70, avec leurs tapisseries florales et leurs lampes à lave… Et pourtant, s’il est un film qui traverse les époques et procure une peur transgénérationnelle, c’est bien “Les dents de la mer”. Le 20 juin 1975, lorsqu’il sort dans les salles, “Jaws” (Mâchoires), le film de Steven Spielberg adapté du roman de Peter Benchley, est conçu pour terroriser les plagistes des seventies, soucieux d’arpenter les côtes, à la recherche du soleil et du sable blanc. Les hippies en camping, les familles dans leur résidence avec piscine… Personne n’échappera au film.
En ce début d’été 75, Spielberg a vingt-huit ans et son dernier film n’a pas été une réussite. Il a absolument besoin de faire un coup de maître pour exister parmi les cinéastes bankable. Il se fie alors à l’immense succès commercial du roman de Benchley, lui-même inspiré d’un fait divers: la mésaventure de pêcheurs attaqués par un requin. Spielberg ne le sait pas encore, mais il s’apprête à créer une véritable légende. Avec une production à 9 millions de dollars, “Les dents de la mer” devient le 1er blockbuster de l’Histoire du cinéma, fort de trois Oscars et de 470 millions de recettes. Il se maintient deux ans au sommet des entrées, tous films confondus dans le monde!
Pourquoi “Les dents de la mer” a-t-il créé un tel plébiscite et pourquoi triomphe-t-il encore à chacune de ses diffusions télévisées?
Convoquer une hantise ancestrale
La peur des abysses et des créatures monstrueuses qui y séjournent. Outre le génie de sa réalisation et le prestige de sa distribution, il est d’abord l’histoire d’une psychose (n’y voyez pas une allusion immédiate à Hitchcock même si cela pourrait être le cas, tant Spielberg et lui ont perçu la dimension archétypale de certaines terreurs). La musique, confiée à John Williams, laisse présager la déferlante d’angoisses aux 1ères notes. Sous les nageurs du monde entier, l’étrangeté rôde. Les profondeurs des mers sont auréolées d’une énigme radicale, à l’image de l’au-delà de la mort. Mer et mort sont d’ailleurs presque homonymes. Qui n’a pas imaginé plonger dans des eaux paisibles alors même qu’un poisson gigantesque le regarderait d’en bas, prêt à l’attaquer? Qui ne s’est pas surpris à cauchemarder en regardant les bateaux prendre la mer, en se souvenant des tempêtes racontées dans les livres, au cours desquelles tant de marins périrent sans que jamais personne ne pût retrouver leur corps?
En cet été 1975, Spielberg sait que cette imagerie d’épouvante appartient à l’inconscient collectif et qu’il suffira de l’enclencher avec dextérité pour provoquer un raz-de-marée fantasmatique. Et il ne s’y est pas trompé!
Le principe des “Dents de la mer” est d’une simplicité déconcertante: un requin arrive dans les eaux tranquilles d’Amity, une petite station balnéaire, et s’aperçoit que la chair humaine est une nourriture appétissante, surtout à l’approche de la régate annuelle, ramenant des milliers de touristes sur la côte.
La 1ère attaque du squale, une nuit, est un condensé de ce qui adviendra par la suite dans le film. On y voit Chrissie, une jeune fille, quitter son camp de vacances et courir vers la mer. Sa conquête masculine du moment peine à la suivre tant Chrissie a hâte de nager. Alors qu’elle est en train d’accomplir, seule, une brasse sensuelle, elle est brusquement attaquée par un requin. Le parti-pris de Spielberg est de ne pas immédiatement montrer la bête sous l’eau. La caméra représente l’œil du poisson se dirigeant vers sa proie, créant encore davantage le trouble chez le spectateur, qui ne sait pas à quoi ressemble le monstre.
L’eau, plaisir et horreur
Le plaisir aquatique est associé à une forme de régression, faite de ravissement, d’extase, qui n’est pas sans rappeler le retour dans les eaux intra-utérines. Aussi, la présence d’une créature mangeuse d’hommes dans l’élément marin vient mettre à feu et à sang les perceptions agréables et douces. Le corps sexué de la jeune fille, demandant à l’homme resté sur le sable pourquoi “il ne vient pas dans l’eau”, est aussitôt mis en morceau par le requin. La danse légère de la nage précède une attaque subite et une mort dans d’atroces souffrances. C’est le télescopage de ces deux éprouvés, radicalement différents, qui crée le traumatisme du spectateur dans la salle de cinéma.
Le requin vient ainsi incarner ce qu’en psychanalyse, nous appelons “la mauvaise rencontre”, cet élément extérieur qui percute notre quotidien routinier. Toutes les vies sont émaillées de rituels, d’habitudes… Nous avons coutume de nous sentir sécurisés quand notre environnement nous est familier, quand nous sommes parvenus à l’apprivoiser. Les choses sont alors “sans surprise”. La mauvaise rencontre ravage nos certitudes, éventre la confiance que nous avons en nous-mêmes, ruine notre rapport au monde. C’est l’“accident” par excellence!
Juste après cette 1ère attaque, le Capitaine Brody (Roy Sheider) et sa femme (Lorraine Gary) font leur entrée dans “Les dents de la mer”. Leur 1ère préoccupation, au réveil, concerne leurs enfants. Où sont-ils? Jouent-ils dans le patio? Sur la plage? Sont-ils sur leur petit bateau, à quai? Cette préoccupation en dit long sur la hantise principale de l’Américain moyen en cet été 75, et plus largement du spectateur lambda depuis les débuts du cinématographe: la peur qu’il arrive “quelque chose” aux enfants.
Au-delà de la crainte de faire eux-mêmes une mauvaise rencontre, tous les parents du monde craignent par-dessus tout que leur progéniture ait à en découdre avec le monstrueux, l’abject, l’innommable! Justement, c’est la stratégie de Spielberg: le requin ne fait pas la distinction entre les enfants et les adultes. C’est une machine à dévorer ce qu’il y a sur son passage! Un jeune garçon de dix ans en fait les frais dans la séquence suivante, alors même qu’il vient de demander à sa mère l’autorisation de rester dix minutes supplémentaires sur son matelas pneumatique…
Le déni, un mécanisme de défense efficace
Dès cet instant, le film de Steven Spielberg va montrer à quel point le déni reste un mécanisme de défense efficace en cas de confrontation avec un Réel impensable.
En effet, le maire, les hôteliers et les commerçants de la station balnéaire vont penser à leurs intérêts financiers. L’argent, l’envie folle d’en gagner, la peur panique d’en perdre, supplantera la terreur d’être dévoré. Dans un monde capitaliste ordonné comme du papier à musique, le requin va devenir “gênant”. Tout comme ses victimes. Alors que les événements prouvent bel et bien l’existence d’un monstre marin à proximité des côtes, chacun a ses œillères, le maire allant jusqu’à soudoyer le médecin légiste pour maintenir les plages ouvertes. Les mises en garde du Capitaine Brody seront discréditées. Ses valeurs morales, contraires aux intérêts mercantiles, seront méprisées sur l’autel de ce déni collectif.
Seul Bart Quint (Robert Shaw), le pêcheur aguerri et exalté, saura causer à l’assemblée de citoyens sceptiques: “Sortir un requin, ce n’est pas taquiner la carpe dans l’étang, je veux 10.000 dollars pour vous le ramener. Sinon, c’est la soupe populaire pour le petit commerce”, rétorquera-t-il, en reprenant à son compte le cynisme capitaliste, mais en le brocardant jusqu’au ridicule.
Le requin, “la mauvaise rencontre”
Quint sait ce qu’est un monstre des mers, à la différence de tous les marins qui partent à la recherche du requin avec des embarcations de fortune, au péril de leur vie et en se moquant bien des règles de sécurité. Aussi, Les dents de la mer est une fable morale, mettant en garde contre les velléités marchandes et le libertarisme naïf. Quand un pêcheur finit par attraper un petit requin, dont la mâchoire ne correspond absolument pas aux morsures identifiées sur les restes d’une victime, toute la ville affirme qu’il s’agit bel et bien de l’animal recherché. Pouvoir édifiant de l’autopersuasion collective!
Il faudra les assertions scientifiques de Hopper (Richard Dreyfus), un océanographe, pour achever de convaincre le brigadier Brody de la gravité de la situation. Mais Hopper et Brody auront beau tenter de persuader le conseil municipal d’Amity, rien n’y fera: les plages demeureront ouvertes pour “sauver la saison”… jusqu’à une ultime attaque, au vu et au su de dizaines de baigneurs, assistant, démunis, à la saillie meurtrière du squale dans l’étang de la ville. Spielberg a fait en sorte de plonger les spectateurs dans l’absurde. La puissance de l’orgueil, du déni et de l’intérêt personnel n’a pas de frontière, à tel point qu’on ne sait pas qui est le plus criminel: le requin ou l’homme vénal?
La dernière partie du film, une véritable chasse à la bête dans l’océan, réunira les trois protagonistes principaux: Brody, Hopper et Quint. Il y a le Capitaine aquaphobe, l’océanographe zélé et le pêcheur fou. Tous trois ont à en découdre avec le requin pour des raisons diverses. Brody a un courage proportionnel à sa culpabilité de ne pas avoir pu empêcher les attaques répétées sur sa zone, avec notamment le décès d’un petit garçon sur la conscience. Hopper a envie de sortir de ses théories scientifiques et de ses données chiffrées pour se coltiner la réalité brute. Quint, quant à lui, prétend que l’argent est la seule chose qui le fait courir, même si sa fascination répulsion pour le requin est palpable tout au long du film.
Une subtile satire
En affrontant le poisson géant, que Quint et Hopper évaluent à l’œil nu (“sept mètres, trois tonnes bien pesées”), le trio masculin envisage enfin la réalité, dans ce qu’elle a d’hostile et d’insondable. Très vite, ils se rendent compte à quel point ce face-à-face est un jeu mortel, même à bord d’un bateau, tant la puissance du requin relève de l’immaîtrisable. Toutes les techniques, tout le savoir-faire, toute la pugnacité de trois hommes déterminés à vaincre ne suffisent pas: le combat reste inégal. Le requin demeure le maître dans son royaume océanique. Steven Spielberg a ainsi demandé au compositeur John Williams de donner une dimension esthétique à certaines séquences au cours desquelles le poisson est filmé non plus comme un mangeur d’hommes, acéphale et cruel, mais comme un prodigieux phénomène de la nature.
À la fin du film, Quint cède à l’hubrys dont nous mettaient en garde les Grecs, cette intempérance nous menant à la ruine et à la mort. Alors que le requin suit son bateau, le pêcheur accélère afin de ramener le poisson au bord, en souhaitant le voir s’échouer dans les bas-fonds. Mais à force d’augmenter la vitesse de l’embarcation, il provoque une avarie. Ni Quint, avec son obstination mâtinée de colère, ni Hopper, si plein de son savoir scientifique, ne parviendront à bout du squale. Seul le Capitaine Brody, le bon sens et l’humilité chevillés au corps, trouvera le moyen de venir à bout de la bête, au terme d’un combat de la dernière chance.
“Les dents de la mer”, au-delà de l’horreur, est ainsi une subtile satire, tant sociale que psychologique, de cette confrontation entre l’homme et la nature. Dans la lignée de Moby Dick de Melville et du Vieil Homme et la mer d’Ernest Hemingway, ce film nous fera réfléchir encore longtemps à la condition humaine face au règne animal.
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