Les Inrocks font le bilan : le fragile réveil du cinéma en 2021

Lentement, son corps se relève. Il est encore engourdi, n’a pas tout à fait retrouvé sa motricité ni son dynamisme. Et pourtant, au fil des semaines, le grand blessé fait des progrès et retrouve un peu de ses capacités. Sonnée à deux reprises...

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Lentement, son corps se relève. Il est encore engourdi, n’a pas tout à fait retrouvé sa motricité ni son dynamisme. Et pourtant, au fil des semaines, le grand blessé fait des progrès et retrouve un peu de ses capacités. Sonnée à deux reprises par la fermeture de ses salles, l’exploitation du cinéma en France se remet doucement. Fin octobre, le nombre annuel de tickets vendus dépassait les 59 millions, soit presque le même chiffre que celui de 2020 en fin d’année. On est évidemment très loin des 198 millions vendus en 2019. Le redressement est sensible (10 millions de tickets en septembre dernier contre 6 en 2020 ; 13 en octobre contre 7 l’an passé…).

Et pourtant, la perspective que les entrées annuelles retrouvent dans les prochaines années le niveau auquel elles s’étaient stabilisées durant la décennie 2010 – soit entre 180 et 205 millions – est tout à fait incertaine. Et la crainte est forte, chez les professionnel·les, que des mois de fermeture aient ankylosé chez un nombre significatif de spectateurs et spectatrices le muscle qui les pousse à sortir de chez eux·elles pour voir un film en salle plutôt que sur un écran domestique.

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Plus inquiétant encore : cet affaiblissement d’une pratique ne touche pas de façon égalitaire toutes les catégories de films. Certes, toutes sont touchées. Au sommet de la pyramide, les vainqueurs ne le sont pas à des hauteurs optimales. Fast & Furious 9 réalise moitié moins d’entrées que le huitième volet. Sorti en pleine mise en place du pass sanitaire obligatoire, Kaamelott, plus gros succès français de l’année à ce jour avec 2,6 millions d’entrées, aurait probablement fait beaucoup plus dans un autre contexte. Et pour la deuxième année consécutive, le numéro 1 de l’année ne dépassera probablement pas les 5 millions.

Mais c’est surtout vers la base que l’impact est le plus violent. Une étude très commentée de l’ADRC (Agence nationale pour le développement régional du cinéma) a révélé qu’en septembre 2021 les distributeurs indépendants ne représentaient plus que 20 % des entrées nationales (contre 57 % pour les majors US). En 2019, avant la pandémie, ils réalisaient 44 %. Mais surtout, dans le contexte très sinistré de l’année 2020, ils en réalisaient 61 %. Le retrait de la quasi-totalité des films américains de studio a permis l’an dernier à des films plus fragiles de s’installer sur la durée. Le cinéma indépendant n’a pas connu cette année un phénomène comparable aux quelque 760 000 entrées surprises glanées en 2020 par Antoinette dans les Cévennes. Exemplairement, le plus grand succès de l’année obtenu par un film d’auteur (selon une définition moyenne du terme) va à Nomadland de Chloé Zhao (près de 568 800 entrées), mais il était distribué par Disney.

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Un dialogue passionnant

Le contexte est donc anxiogène. Des appels au secours ou des cris de contestation fusent (tribune de distributeurs interpellant les pouvoirs publics sur leur extrême fragilisation, protestation quant à la tenue d’un festival d’avant-1ères Netflix dans des cinémas d’art et d’essai…). Et pourtant, l’année a émis aussi des signes contraires de rayonnement inédit du cinéma français. Pour la 1ère fois depuis 1987 (victoire de Sous le soleil de Satan à Cannes et d’Au revoir les enfants à Venise), la Palme d’or et le Lion d’or sont allés à des films français, et de réalisatrices encore émergentes qui plus est : Titane de Julia Ducournau et L’Événement d’Audrey Diwan, deux seconds longs métrages. Deux sacres qui placent la France à la pointe du renouvellement générationnel du cinéma d’auteur de festival.

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Deux films totalement synchrones avec les préoccupations de leur temps, et pourtant totalement distincts dans leur proposition esthétique. Il y a quelque chose de vraiment fascinant dans le dialogue qu’ils nouent, et qui dépasse largement la simple attribution de récompenses festivalières qu’ils ont obtenues. Titane et L’Événement croisent le récit d’une grossesse avec les codes d’un cinéma d’épouvante, où les manifestations de l’état du personnage prennent des tours horrifiques.

“L’Évenement” d’Audrey Diwan © Wild Bunch Distribution

Deux films également hantés par des réminiscences du cinéma de Cronenberg (plutôt Crash pour Titane ; plutôt Chromosome 3 pour L’Événement), et traversés par des images violentes qui résonnent entre elles (des aiguilles utilisées pour mettre un terme à la grossesse). Deux films dont l’héroïne entre dans une lutte intime et turbulente avec son propre corps, et qui se laissent emporter par la performance sidérante d’une jeune comédienne possédée par son rôle (Agathe Rousselle pour Titane ; Anamaria Vartolomei pour L’Événement). Deux films enfin qui, en dépit de tous les échos thématiques qu’ils entretiennent, dessinent deux pistes de cinéma : l’une hétéroclite, en bordel, hybridant la transe poétique et la farce macabre (Titane), l’autre au contraire fondée sur une idée-force de mise en scène (immersive, chevillée au point de vue du personnage principal) qui détermine tout et paraît tirée d’un seul trait (L’Événement).

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L’art en son miroir

Autre victoire du cinéma français sur la scène internationale : le prix de la mise en scène attribué à Cannes à Annette de Leos Carax. Le culte autour du cinéaste est tel qu’on pourrait oublier à quel point son œuvre fut, pendant plus de trente ans, très peu récompensée. Aucun prix cannois pour ses deux films précédents sélectionnés (Pola X, Holy Motors), aucun César majeur (et une seule nomination en réalisateur !) : Carax appartenait jusque-là à la catégorie des cinéastes jouissant d’une très grande cote cinéphile, mais était très peu prisé par les jurys et les académies (trop bizarre, trop esthète, trop dissensuel). Annette, film pourtant bizarre et dissensuel s’il en est, a néanmoins déplacé le curseur et valu au cinéaste, outre ce 1er trophée cannois, un accueil presque unanimement louangeur.

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Annette appartient pleinement en tout cas à la famille des films qui a dominé l’année écoulée : celle où l’art opère un retournement sur lui-même et médite sur ses pouvoirs comme sur ses malédictions. Côté puissance, on compte Guermantes, Journal de Tûoa ; côté malédiction, Annette, Le Genou d’Ahed ; et dans un subtil balancier de l’un à l’autre : The Souvenir I & II ­– le passionnant diptyque de l’Anglaise Joanna Hogg (découverts à la Quinzaine des réalisateurs lors du dernier Festival de Cannes, The Souvenir I & II sortiront en salle simultanément le 2 février.) –, Drive My Car, Bergman Island… La figure du metteur en scène (de théâtre ou de cinéma) comme personnage principal du récit lie tous ces films. Tous travaillent à cerner ce qui de la vie se décante dans l’art et ce qui de l’art contamine la vie.

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À un bout du spectre, l’art est, chez Carax, une passion mortifère qui dévore la vie (et y renoncer, comme la petite Annette qui à la fin ne chante plus, est le seul salut). À l’autre bout, l’art au contraire sort de ses gonds et s’écoule directement dans la vie pour la fertiliser (l’échappée des comédien·nes hors du théâtre à la fin de Guermantes ; le film qui semble se faire tout seul au rythme du quotidien de ses acteur·trices-personnages dans Journal de Tûoa).

“Journal de Tûoa” de Maureen Fazendeiro et Miguel Gomes © Shellac Films

Entre les deux, il y a les jeux de l’art et de l’amour, du deuil et de la représentation, à partir desquels Drive My Car, Bergman Island ou The Souvenir construisent de subtiles oscillations dialectiques. L’art vient repriser ce qui de la vie s’est défait (la mort par overdose d’un amant chez Joanna Hogg ; celle, brutale, de l’épouse par commotion dans Drive My Car ; et l’usure de l’amour conjugal dans Bergman Island). Mais entre les prises, ce qui devait être reprisé se recompose, se réinvente, les sentiments mutent, et la vie rejaillit, transformée de son passage par l’art.

Même si certains de ces films ont été tournés avant la crise sanitaire, leurs sorties rapprochées à l’autre bout de la catastrophe, à l’heure de la réouverture des salles et de la reprise, produit un étrange effet de reboot. Comme si, face à ce coup de massue du réel, le cinéma avait dû en passer par cette épreuve introspective : reprendre les bases, à nouveau s’interroger sur lui-même, examiner comment il marche et discourir sur ce dont il est capable – avant de reprendre sa course.