Les invitations au voyage de Caterina Barbieri, compositrice multiple
A-t-elle une enveloppe corporelle ? Une existence réelle, située dans l’espace et dans le temps ? Le doute nous habitait, avant qu’on ne la voie sur la scène de la fondation Lafayette Anticipations (Paris, IVe) le 20 janvier dernier, dans le...
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A-t-elle une enveloppe corporelle ? Une existence réelle, située dans l’espace et dans le temps ? Le doute nous habitait, avant qu’on ne la voie sur la scène de la fondation Lafayette Anticipations (Paris, IVe) le 20 janvier dernier, dans le cadre du festival de musiques expérimentales Closer Music. Là, devant nous, se trouvait Caterina Barbieri, 32 ans, court carré noir et l’air concentré.
Pourtant, le doute persistait légèrement, tant sa musique poursuit un ailleurs, déjouant les modes et le temps présent, érigeant une chapelle de mosaïques noires pour une musique d’anges et de démons. Où sommes-nous ? Et qu’écoutons-nous ? Des paysages sonores aussi intimes quegrandiloquents, féroces et tendres, comme si la nonne, poétesse et compositrice du XIIe siècle Hildegarde de Bingen rencontrait l’hyperréalité digitalisée de notre siècle en proie au réchauffement climatique.
Le rendez-vous avec Caterina Barbieri est difficile à caler. Aussitôt arrivée à Paris, la voici repartie. Plusieurs mails envoyés aboutissent, trois mois plus tard, à un lien Zoom. Caterina Barbieri est alors en tournée aux États-Unis. Elle n’a pas tellement envie d’activer sa caméra. L’écran restera noir. Le mystère persiste. D’une voix pourtant légère, rieuse, elle déroule sa biographie.
De Bologne à la Suède
Elle est née il y a trente-deux ans à Bologne, au nord de l’Italie. Sa grand-mère est chanteuse d’opéra. En famille, cette dernière s’assoit au piano et chante du Puccini. Son père, lui, est saxophoniste dans des groupes de no wave et passe sans cesse des disques à la maison. Quant à sa mère, pas de musique, mais un soutien indéfectible à sa fille qui souhaite s’y consacrer.
À 11 ans, elle commence les cours de guitare classique au conservatoire. Au lycée, elle se met à la guitare électrique et intègre des groupes. Mais voilà, Caterina Barbieri est instinctivement saisie par les musiques noise et électroniques. “C’était schizophrénique. La nuit, je me rendais à des concerts de musiques sur ordinateur, de musique contemporaine et, la journée, j’étais au conservatoire avec des camarades qui écoutaient du classique ou de la pop.”
“Dès le départ, la musique a été une catharsis pour moi, une façon de gérer les émotions et de construire un abri, un refuge qui offre un salut.”
Un séjour Erasmus en Suède fait office de tournant. Elle y découvre le Buchla, synthétiseur modulaire créé en 1963 par Donald Buchla. Son 1er album, Vertical, sorti en 2014, est composé autour de sa voix et du fameux synthé. “Dès le départ, la musique a été une catharsis pour moi, une façon de gérer les émotions et de construire un abri, un refuge qui offre un salut.
Je suis tombée amoureuse des synthés modulaires. Ce monde m’est apparu comme révolutionnaire et libérateur, à moi qui venais du classique, où les rôles genrés sont très codifiés. Les femmes sont souvent soit au chant soit au violon… Dans la musique électronique, j’ai senti que je pouvais échapper à cette division binaire et m’exprimer. Le Buchla est un instrument qui coûte cher et que j’ai eu la chance de pouvoir côtoyer à Stockholm. Mais quand j’en suis partie, je n’ai pas pu m’en acheter un. J’ai opté pour un synthé plus petit.”
De l’importance du collectif
Alors qu’elle a déjà sorti trois albums – Vertical (2014), Patterns of Consciousness (2017), Born Again in the Voltage (2018) – et plusieurs EP, Caterina Barbieri se fait remarquer par l’influent label viennois de musiques électroniques et expérimentales Editions Mego, créé par Peter Rehberg, musicien britannico-autrichien décédé en 2021. Mego, qui abrita certaines sorties de Oneohtrix Point Never, Christian Fennesz et le sous-label Ideologic Organ de Stephen O’Malley, du groupe Sunn O))).
C’est sur ce label qu’elle publiera les longs formats suivants : Ecstatic Computation (2019), puis Fantas Variations (2021) – œuvre collaborative autour d’un track unique de dix minutes, Fantas, que revisitent des musicien·nes tel·les Bendik Giske, Kali Malone ou encore Evelyn Saylor.
Lors de notre conversation, Caterina Barbieri se répète et dessine ainsi ses obsessions. Parmi elles, le collectif, qu’elle recherche éperdument, et notamment en live, moment
qu’elle aborde comme un grand moment d’expérimentations et d’intensité collégiale où la vulnérabilité s’exprime. “Tu me posais la question de la perfection musicale, mais en vérité ma musique tient de l’imperfection.
Il y a cette tension entre des motifs cristallins, presque mathématiques, des structures répétitives, très formelles et contrôlées, et une forme de vulnérabilité très humaine, surtout en live où tu peux faire des erreurs. C’est un moment de mise à nu, de prise de risques auquel le public peut s’identifier. Si tu offres de la vulnérabilité, tu offres également un espace dans lequel l’imagination des gens peut se libérer. Si ta musique est trop parfaitement produite, il n’y a aucune place au hors-champ, aucun endroit dans lequel l’imagination du public peut s’exprimer.”
Une artiste aussi conceptuelle que spirituelle
C’est cet attachement au collectif qui l’a conduite à créer son propre label, Light-Years, sur lequel est paru son dernier album, le magistral Spirit Exit (2022), et où sortira son prochain, Myuthafoo, le 2 juin, qu’elle a enregistré à l’époque d’Ecstatic Computation et qu’elle dit envisager comme “la sœur” de ce dernier. Sur Myuthafoo, la stridence et le hurlement de la machine embarquent dans une odyssée faite de monstres métallisés.
Caterina Barbieri va chercher la dimension physique du son. “Je veux dépouiller le son de ses références culturelles. J’aime la musique qui m’implique non pas comme sujet culturel, mais qui me force à délaisser ma subjectivité pour devenir à mon tour un objet fusionnant avec le son. J’aime la musique qui me fait m’abandonner au pouvoir du son en tuant un petit peu mon ego”, expliquait-elle en 2017 à Fact Magazine.
“Je ne crois pas que je réfléchisse en terme d’inspiration. Plutôt de réception. La musique, elle, surgit de façon imprévisible.”
La musicienne reste floue sur ses influences. À l’époque de Spirit Exit, elle citait la figure spirituelle de Thérèse d’Avila, carmélite du XVIe siècle canonisée en 1622, comme la poésie d’Emily Dickinson, écrite au XIXe. Aujourd’hui, elle répond : “La nature, la poésie, des œuvres… Tout peut être une source d’inspiration, mais je ne crois pas que je réfléchisse en terme d’inspiration. Plutôt de réception. La musique, elle, surgit de façon imprévisible. Je ne traduis rien en musique.
Je vais en studio tous les jours et je cherche. C’est assez hasardeux. Peut-être que ce qui est inspirant, c’est d’évoluer dans un environnement qui donne de l’importance à la musique. Parfois, quand tu vis dans un monde où personne ne cause la même langue que toi, ça peut être difficile de te concentrer sur ta musique. À Berlin, j’ai des échanges passionnants par exemple.”
Tombée pour la transe
Après avoir vécu à Milan durant quatre ans, notamment en pleine pandémie, Caterina Barbieri est retournée à Berlin, dont les scènes électroniques lui avaient profondément manqué. Le week-end précédant notre appel, elle était d’ailleurs au club Berghain. “Je sors beaucoup, je vois parfois deux live par soir !”, s’exclame celle qui ne mit pas un pied hors de son appartement milanais deux mois durant, à cause du confinement autant que parce qu’elle était plongée jusqu’à l’âme dans son album Spirit Exit.
Il fallait peut-être ça pour créer cette transe à laquelle elle nous invite. “Je cherche à donner une expérience du temps particulière, où il semble se figer touten continuant d’avancer. C’est de l’hypnose. La musique peut être un puissant médium pour altérer la perception, accéder à un autre état de conscience, comme la méditation. Ça se rapproche de l’expérience des substances psychoactives. La musique te touche directement au cœur, en ne s’embarrassant pas de structures logiques ou linguistiques.”
“Je me sens un peu déconnectée des sorties actuelles.”
Effectivement, la musique de Caterina Barbieri plonge dans un voyage psychédélique et transcendantal, à l’aide de répétitions, mais aussi d’un habile mélange de synthétiseur, guitare, cordes, voix, clavecin. On pense bien évidemment à Suzanne Ciani, compositrice italo-américaine, adepte du synthé modulaire et, elle aussi, du Buchla 200. Mais aussi à Wendy Carlos, pionnière trans du synthétiseur Moog, qu’elle participa à développer aux côtés de celui qui lui donna son nom, Robert Moog, et compositrice des BO d’Orange mécanique, Shining et Tron. Et elle, écoute-t-elle de la musique très souvent, dès le réveil ?
“Non, plutôt au casque”, lorsqu’elle se promène ou qu’elle voyage. “Mais je me sens un peu déconnectée des sorties actuelles”, explique celle que les playlists proposées par les plateformes de streaming écœurent. “Je préfère plonger dans un album, dans l’univers d’un artiste, chercher par moi-même. C’est ainsi que tu noues une connexion profonde à une œuvre.”
Elle compte sur le temps long, et le passage de témoin. Régulièrement, Caterina Barbieri invite chez elle des ami·es avec pour consigne d’apporter chacun·e un disque qu’ils et elles écouteront de bout en bout ensemble. La dernière fois, elle a joué Meeting with a Judas Tree de Timothy Duval, artiste pluridisciplinaire – musicien, peintre mais aussi designer –, basé entre Londres et Freetown, en Sierra Leone. Là, le piano rencontre le field recording (où bruissent insectes, primates, roches, etc.), et le paysage échappe au présent, comme chez Caterina. Un paysage dense et qui, pourtant, dessine un grand terrain sur lequel peut s’étendre et se contorsionner l’imagination de l’auditeur·rice. Une forme de légère densité suspendue.
Myuthafoo (Light-Years). Sortie le 2 juin. En concert au festival Nuits Sonores, Lyon, le 17 mai.