L’insoutenable pesanteur de la distanciation sociale et des mesures coercitives dans l’état d’urgence sanitaire - BLOG

COVID - Nous devenons de plus en plus las de ces modes d’être et de travailler à distance, qui sont des pis-aller et nous devons les vivre comment tel. Ils ne sauraient être des solutions durables. Car cet assèchement des échanges devient insoutenable...

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L’agir télé-communicationnel, nos modes d’interactions à distance, ne pourront jamais remplacer les échanges directs dont toute vie sociale, professionnelle et intellectuelle a besoin.

COVID - Nous devenons de plus en plus las de ces modes d’être et de travailler à distance, qui sont des pis-aller et nous devons les vivre comment tel. Ils ne sauraient être des solutions durables. Car cet assèchement des échanges devient insoutenable pour beaucoup d’entre nous. Mais s’ajoutent à ces mesures sanitaires de distanciation, des mesures qui limitent notre accès au monde social et ses saveurs: la peur d’aller dans la rue pour manifester ainsi que ces insensés débats autour de l’interdiction de filmer le visage des policiers ou tout autre élément d’identification, alors que le visage est un accès inestimable à l’expérience de la responsabilité morale, créent une atmosphère aussi confuse qu’oppressante. En Allemagne, rappelons que les policiers sont identifiés par des matricules qui apparaissent visiblement au dos de leurs uniformes.

De tels enjeux sont cruciaux pour le droit d’information et nécessitent de réfléchir avec discernement, pour éviter que des cas isolés (ce que nous révèlent certaines études sociologiques sérieuses) ne servent de prétexte à l’interdiction de la liberté d’informer. Un risque actuellement, dans le contexte de la crise sanitaire que nous vivons, serait de voir notre sentiment de vulnérabilité l’emporter dans l’acceptation de décisions politiques démocratiquement ambiguës, voire dangereuses.

On a ici affaire à un mécanisme délétère: la peur qui nous saisit face à la propagation de la Covid-19, et ses divers variants dont certains semblent assez incontrôlables, peut avoir comme effet de nous ôter notre capacité de jugement critique. 

Sans céder à une quelconque paranoïa, il est glaçant de voir depuis des mois nos libertés de déplacement, notre vie sociale et culturelle, nos échanges directs se détériorer, alors que parallèlement des politiques sécuritaires s’affirment toujours davantage, au point de vouloir rendre suspect la moindre “opinion philosophique” dissidente.

Le projet de loi sur la “sécurité globale” est à cet égard plus qu’inquiétant. Dans les débats qui animent la surveillance et les technologies de contrôle des espaces publics, il a souvent été identifié que ce ne sont pas les technologies elles-mêmes qui posent question, mais les critères de dangerosité et leur caractère arbitraire qui les définissent qui font problème. Or ne sommes-nous pas ici en train d’atteindre des points de non-retour?  

“Distanciation sociale”, une formule qui sème le trouble

S’ajoute à cela, la mise à distance de toutes et tous dans tous les moments de la vie sociale. Je ne nie pas ici le besoin de créer les conditions d’une distanciation sanitaire, mais celle-ci n’aurait sans doute jamais dû être dénommée “distanciation sociale”. Cette formule sème le trouble, surtout lorsqu’elle perdure et qu’elle devient l’enjeu d’une accoutumance: nous nous habituons à ne plus nous serrer la main et à nous embrasser. Les registres ont toujours une signification politique, il convient donc d’y être attentifs relativement à l’univers symbolique qu’ils instaurent. 

L’agir télécommunicationnel, nos modes d’interactions à distance, ne pourront jamais remplacer les échanges directs dont toute vie sociale, professionnelle et intellectuelle a besoin. Si les interactions à distance sont certes utiles pour ralentir la propagation du virus, elles ne peuvent se confondre avec l’expérience de l’échange dialogique qui suppose d’aller vers l’autre, au sens propre comme au sens figuré: échanger c’est vivre une expérience physico-comportementale, comme nous l’ont appris jadis les chercheurs de l’école de Palo Alto. Sans parler du fait que les gens souffrent de plus en plus manifestement de la “télé-présence”, cette expérience si contradictoire que Paul Virilio définissait en soulignant le risque qu’elle nous fait courir en nous faisant perdre le corps propre au profit de la réalité virtuelle : “Il y a là une menace considérable de perte de l’autre, de déclin de la présence physique au profit d’une présence immatérielle et fantomatique”*.

Tant de catégories de la population et tant de gens peuvent se retrouver dans ces mots, mettant en évidence le risque d’anéantissement du sens lorsque les écrans deviennent une médiation de plus en plus exclusive. Les étudiants, les cadres, les salariés, les enseignants ou les chercheurs, souffrant d’isolement ou de surcharge cognitive, sont de plus en plus désorientés par ces expériences qui permettent d’annuler les distances tout en nous ôtant le plaisir et la saveur des rencontres physiques, du face-à-face. Ceci sans parler des frustrations qui grandissent chez beaucoup d’entre nous et qui fragilisent nos équilibres psychiques.

Remettre de l’humain dans nos relations

Plus encore, au moment où nous commençons à entrer dans une phase de vaccination à l’échelle nationale, de ce sont des plateformes de prise de rendez-vous aux effectifs humains limités qui doivent gérer les demandes des particuliers. Ce sont même des plateformes dématérialisées qui sont proposées comme interface pour des personnes de plus de 75 ans qui tentent d’obtenir un rendez-vous pour être vaccinées.

Beaucoup de situations deviennent alors assimilables à celles que nous rencontrons pour d’autres services dématérialisés à distance, gérés de manière de plus en plus automatisée et anonyme, et qui nous font vivre souvent un fort sentiment d’absurdité et de colère vis-à-vis d’entreprises qui ont fait des choix technicistes. Les politiques publiques devraient nettement pouvoir se démarquer de ces dérives, par des investissements avant tout humains. 

Est-ce que l’urgence sanitaire nationale ne pourrait pas donner lieu à libérer les énergies collectives, en impliquant par exemple des agents de la fonction publique pour assurer des interfaces réelles aux personnes qui en ont besoin, en assurant ainsi une meilleure gestion des flux de rendez-vous? Est-il vraiment décent de proposer à des citoyens âgés, parfois vulnérables et peu familiers avec les pratiques numériques, de se rendre sur un site web pour enclencher des demandes de vaccination?

Une telle vision purement instrumentale et techniciste de la société fait des dégâts, et détériore en premier lieu l’expérience de solidarité dont nous avons d’autant plus besoin aujourd’hui. Plus nous mettrons de moyens humains dans les politiques de vaccination, et plus nous sortirons des expériences appauvrissantes et éthiquement nuisibles de téléprésence.

C’est bien de soin et de proximité dont nous nous nourrissons collectivement, c’est cela qui nous rassemble et qui permet de construire des horizons communs. Au-delà des risques de séparation, de coercition et de normalisation qui nous guettent, ces valeurs doivent plus que jamais nous servir de boussoles pour orienter l’agir collectif en temps de crise, sans jamais nous faire céder sur l’essentiel: l’exigence de discernement, de clairvoyance, de confiance et de sens qui constitue le fondement de tout devenir démocratique. 
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* Paul Virilio, Cybermonde, la politique du pire, Paris, Textuel, 1996, p. 45.

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