"Marche citoyenne" des policiers ce 19 mai: la perte de sens au quotidien
POLICE - “Aujourd’hui, on ne devient plus enquêteur, on devient gratte-papier...” Ce mercredi 19 mai, l’immense majorité des organisations syndicales de la police nationale appelle à un rassemblement devant l’Assemblée pour dénoncer les conditions...
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POLICE - “Aujourd’hui, on ne devient plus enquêteur, on devient gratte-papier...” Ce mercredi 19 mai, l’immense majorité des organisations syndicales de la police nationale appelle à un rassemblement devant l’Assemblée pour dénoncer les conditions de travail des forces de l’ordre et réclamer une réponse judiciaire plus sévère contre les agresseurs de policiers et gendarmes.
Des revendications portées de longue date par la profession -et qui auraient dû être évoquées le 22 mars dernier dans le cadre du “Beauvau de la Sécurité”, décalé à cause du confinement- et qui prennent une dimension nouvelle ces dernières semaines après l’attentat de Rambouillet, la mort d’Éric Masson à Avignon ou le fonctionnaire victime d’un projectile dans la Loire.
Dès le début du “Beauvau”, tout début 2021, cette nécessité de repenser les relations entre police et justice, en particulier pour sanctionner plus durement les agresseurs de policiers, avait été agitée par les organisations syndicales. Alliance et Unsa avaient même conditionné leur participation aux débats à ce que soit abordée la réponse pénale, c’est-à-dire les suites qui sont données par la justice au travail des fonctionnaires de police sur le terrain. En clair, de se poser officiellement la question suivante: le travail des policiers donne-t-il réellement lieu à des condamnations? Et par conséquent, ceux-ci peuvent-ils réellement se sentir utiles à la société?
Une interrogation d’autant plus partagée dans les rangs de la police qu’un sentiment de perte de sens s’y est diffusé ces dernières années. “Au fil des ans, on a l’impression que la lassitude vient de plus en plus tôt”, résume au HuffPost Thierry Clair, secrétaire général adjoint d’Unsa Police. “Avant, les policiers sortaient d’école en connaissant la théorie et les rudiments, commençaient en région parisienne où il y a beaucoup de travail, se formaient sur le terrain, puis ils évoluaient, changeaient de service, devenaient enquêteur... Mais aujourd’hui, on ne devient plus enquêteur, on devient gratte-papier. Pour 20 minutes d’action de police, on fait de la paperasse pendant huit à dix heures.” Une atmosphère pesante et bien souvent décourageante, comme nous l’ont confirmé de nombreux fonctionnaires.
Des lourdeurs administratives éreintantes
Ce terme de gratte-papier, un policier francilien l’utilisait déjà sur LeHuffPost, en 2019, dans un récit sur son désamour qui a grandi progressivement vis à vis de son métier. Un rejet de la fonction, lié notamment aux tâches administratives, à l’éloignement du terrain, à la multiplication des dossiers sans gratitude de la hiérarchie qui l’avaient finalement poussé à penser au suicide. “On ne me demandait presque plus de faire mon métier, mais seulement de faire du chiffre, et de la quantité”, racontait Roger P.* à l’époque. “Cela n’a plus aucun sens, mais au moins on a de bons chiffres et l’administration est contente.” Et de déplorer qu’au milieu de tout cela, les victimes soient oubliées, étouffées derrière la pression du résultat mise sur les policiers, eux-mêmes écrasés par des lourdeurs administratives.
Un témoignage corroboré auprès du HuffPost en 2021 par nombre de ses collègues, et que confirme encore Thierry Clair, le syndicaliste de l’Unsa. Celui-ci cite en exemple la complexité de la charge administrative pour le policier au terme d’une interpellation. “Il y a beaucoup de temps passé sur la pure forme: la conduite au commissariat, lire leurs droits aux gardés à vue et aux personnes auditionnées, la présentation au médecin, l’attente de l’avocat, l’échange entre celui-ci et son client... Au final, il reste très peu de temps pour les auditions en soi. Et ensuite, le policier a son compte-rendu à faire.” Un processus que Thierry Clair chiffre en heures. “Entre une interpellation à 6 heures du matin et les 1ères audiences, il peut se passer au moins cinq, six heures. Et ce même s’il y a un faisceau d’indices concordants.”
“Pour une interpellation qui va vous prendre parfois seulement cinq minutes et parfois trente, on va avoir deux heures de paperasse”, complète Tom, un policier expérimenté d’une BAC (brigade anti-criminalité) d’Île-de-France. “On a toujours à faire des télégrammes, des rapports, des procès-verbaux... Rien n’est simplifié.” Pourtant, cela fait des années qu’une “oralisation” de la procédure est promise, que la charge est censée se réduire pour les hommes de terrain, qui, selon le projet de loi de finances de 2020, ne passent plus que 36% de leur temps sur ledit terrain.
Un constat dur que nuance toutefois un autre policier, lui aussi en BAC. “Oui, il faut remplir des registres pour comptabiliser le nombre de cartouches utilisées, les dégradations du véhicule, les fonctionnaires blessés, il y a des rapports à écrire, la procédure pénale... Mais c’est nécessaire pour rendre compte de notre action”, estime-t-il. Surtout, pour lui, puisque ce sont ces écrits qui seront lus dans le cadre de la procédure judiciaire, il est crucial que ce travail de l’ombre soit fait au mieux et qu’il y ait un maximum de détails. “C’est indispensable pour que l’affaire soit équitablement jugée, donc ça fait partie de notre travail.”
La pression du chiffre ne s’est pas envolée
“Un jour, on avait fait un kilo de shit. On était tout contents parce qu’on ne fait pas ça tous les jours. Mais en revenant, le chef nous a demandé pourquoi on avait fait ça, plutôt que mille mecs avec un gramme à la place.” Ce témoignage, à quelques nuances près, a été celui de plusieurs policiers interrogés dans le cadre de cet article. “Choper un fumeur de joint dans la rue, c’est une affaire résolue, donc de bonnes statistiques. Alors qu’intervenir sur un cambriolage sans interpeller, c’est une affaire non résolue”. Voilà une autre crainte qui est beaucoup revenue dans la bouche des hommes en bleu.
Car si elle a officiellement été abolie du temps où Manuel Valls était ministre de l’Intérieur, la “politique du chiffre” fait partie de ces éléments qui rendent le quotidien des policiers parfois insensé. “Elle engendre une concurrence malsaine entre les services”, nous explique Tom. “Si nous on découvre un véhicule volé et maquillé et qu’on le file à un autre service, les collègues vont essayer d’interpeller le responsable pour avoir la petite coche sur le dossier. Sans rien nous dire.”
Logique, puisque les résultats des policiers, “notés comme à l’école”, influencent ensuite les primes, l’avancement. “Et pas uniquement pour les policiers du terrain, mais aussi pour les gradés, les officiers, les patrons”, ajoute le BACeux, qui fustige un système opaque, dans lequel certains “patrons” toucheraient des bonus parce que leurs effectifs ont bien posé tous les congés ou pris part à plus de formations qu’ailleurs.
Surmenés mais pour quels résultats?
Autant d’éléments qui rendent le travail plus pénible au quotidien et qui expliquent pourquoi, même une fois la tâche accomplie, les policiers ont des reproches à adresser à la justice, dont ils regrettent un mode de fonctionnement trop éloigné de leur quotidien. “Pour que notre fonction soit utile, il faut que nos missions donnent lieu à des sanctions”, se lance Tom. “Aujourd’hui comme hier, on interpelle, on met à disposition de la justice et soit ce n’est pas sanctionné à la hauteur des faits commis, soit pas du tout. Les sanctions sont remises à dans six mois, dans deux ans, dans quatre ans”, s’agace le BACeux. “Comment voulez-vous que les gens qui commettent des délits comprennent que ce qu’ils font c’est mal? Ma fille, si je la punis dans 15 jours pour une bêtise d’aujourd’hui, elle ne va pas comprendre.”
Un constat décourageant unanimement partagé par ses collègues, épuisés de retrouver, parfois le soir même, un délinquant interpellé en flagrant délit le matin, mais qui ne passera devant un tribunal que plusieurs mois plus tard. Tant et si bien que Tom, lui, a arrêté de chercher à connaître les suites données par la justice aux affaires qu’il suit. “Je suis bien souvent déçu.”
“Quand des primo-délinquants sont interpellés et que la réponse pénale prend dix à douze mois, ça n’a aucun sens”, embraye Thierry Clair, de l’Unsa. “Ni pour le délinquant (qui devra revenir un an après sur ces faits devant la justice et qui pourra en commettre d’autres entre-temps), ni pour la police qui risque de l’interpeller à nouveau et qui ne verra pas de suites rapides à son action.” C’est la raison pour laquelle le syndicaliste plaide pour une prise en charge plus rapide des délinquants et pour une prise en compte des contextes qui permettraient par exemple de ramener à la raison dès la 1ère incartade un jeune qui se serait laissé entraîner par une bande. “Sur un flagrant délit pour des dégradations par exemple, des travaux d’intérêt général exécutés dans les semaines suivant la commission du délit auraient un effet bien plus fort que si c’est 12 mois après”, ajoute-t-il.
Surtout, les policiers et leurs syndicats réclament pour beaucoup d’entre eux la mise en place de “l’information partagée” entre la justice et la police, deux maillons de la même chaîne pénale. C’est-à-dire que les policiers soient tenus au courant des suites données à leurs investigations, qu’ils sachent si des peines ont été prononcées grâce à leurs heures sur le terrain, si justice a été rendue, si les peines ont été exécutées.
“Il y a une surpopulation carcérale, donc les magistrats prennent forcément des sanctions en conséquence”, relativise un BACeux de banlieue parisienne. “Nous on s’insurge un peu, on trouve ça illogique de travailler pour retrouver quelqu’un dehors qui va commettre de nouveaux méfaits. Mais ça s’explique”, poursuit-il, invitant ses collègues à garder à l’esprit que la justice -comme la police- n’a pas forcément les moyens d’appliquer les peines prévues par les textes de loi. Tom, un autre BACeux, conclut toutefois, plus pessimiste que son collègue: “Il ne faut pas s’étonner que des individus qui ne sont pas sanctionnés finissent par s’en prendre à nouveau à des individus, à des élus, à des maires. On récolte ce que l’on sème.”
Méconnaissance et crainte du bad buzz
Or si les policiers sont à ce point demandeurs d’un suivi de ce que permettent leurs travaux, c’est parce que sur le terrain, leur mission leur semble toujours plus difficile. Du fait d’une violence exacerbée ces dernières années (avec notamment le mouvement des gilets jaunes et le Covid-19, en plus des agressions dont ils font l’objet), mais aussi parce qu’ils craignent qu’une séquence vidéo isolée ou qu’un dérapage d’un collègue les mettent sous le feu des projecteurs.
“On est de plus en plus réticents à intervenir et à faire usage de la force parce que ça peut se retourner contre nous”, décrit Tom, selon qui il faudrait davantage de pédagogie pour expliquer le travail de la police nationale. “Il est loin d’être facile de maîtriser un individu qui ne veut pas se laisser faire. Et on est malheureusement là pour ça, parfois on est obligés d’utiliser la force. C’est aussi un moyen d’éviter que lui et nous soyons blessés, et dans 99% des cas, ça se passe bien!” Le fonctionnaire regrette notamment que de mauvais comportements isolés et des images “sorties de leur contexte” donnent lieu à des mesures politiques radicales. “Ce n’est pas parce ça se passe mal une fois qu’il faut interdire telle clé ou telle prise qui a été mal maîtrisée ou utilisée de manière non opportune.”
Une pression qui se retrouve aussi dans le travail administratif évoqué plus haut. “La plupart du temps, dans le cas d’une échauffourée par exemple, nos interventions se concluent par des conciliations pacifiques”, explique un policier. “On prend le temps, on discute, et les choses s’apaisent. Mais si l’on ne fait pas un écrit détaillé dans le compte-rendu ou la main courante, on est à peu près sûr qu’il va y avoir suspicion sur la manière dont le policier a réellement fait redescendre la pression.”
Continuer à faire son travail, malgré tout
“C’est démotivant tout ça, mais il faut continuer à faire notre travail, à aller sur le terrain. Ne serait-ce que pour les victimes qui attendent que justice leur soit rendue”, conclut un fonctionnaire.
Surtout, nous explique un policier de BAC de banlieue, pour faire face à la lassitude qui gagne les rangs de plus en plus tôt dans les carrières, d’autres leviers peuvent être actionnés par le ministère de l’Intérieur et la direction de la police nationale. Par le biais de la formation par exemple. “On a tendance à recruter massivement et à envoyer ces nouveaux sur le terrain. Pour moi, il serait préférable de faire des recrutements à petite échelle, localement, former les gens et les suivre tout au long de leur carrière”, détaille-t-il. “Pour savoir qu’une situation conflictuelle va se régler par l’apaisement, il faut de l’expérience et de l’habitude pour le savoir, il faut apprendre à rester calme et à faire montre de son autorité.”
À l’inverse, de jeunes policiers inexpérimentés risquent de se décourager très vite, voyant qu’ils n’ont ni les codes, ni les outils pour faire face à ces situations. Et ils risquent de grossir bien plus rapidement les rangs de ceux en quête de sens face à un quotidien décourageant. D’autant que le métier évolue, nous précise encore le BACeux. “Pourquoi est-ce que beaucoup de policiers en retraite nous disent qu’ils n’aimeraient pas travailler aujourd’hui? Parce qu’on nous demande plein de choses: des compétences en matière judiciaire, de terrorisme, de maintien de l’ordre...” Pour lui, c’est ainsi en partie des rangs que doit venir cette lutte contre la perte de sens: par une envie de se former, de se mettre à jour.
“Tout est dans l’intitulé de notre fonction: nous sommes gardiens de la paix”, termine-t-il. “Ce qui me rend heureux, c’est de savoir que lorsqu’une victime s’est présentée, j’ai réussi à avoir l’auteur présumé et que la justice va pouvoir grâce à cela lui rendre justice, justement. Et si pour cela, je dois arrêter la même personne plusieurs fois, eh bien je suis là pour ça.”
*Le prénom a été modifié
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