“Matrix Resurrections” : une réussite émouvante et jubilatoire

“Matrix, c’est un peu le film sur la Matrice qu’aurait pu fabriquer la Matrice”, lâchait Jean Baudrillard, goguenard, dans un fameux entretien donné au Nouvel Obs en 2003. L’auteur de Simulacres et Simulation, ouvertement cité par le 1er épisode...

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Matrix, c’est un peu le film sur la Matrice qu’aurait pu fabriquer la Matrice”, lâchait Jean Baudrillard, goguenard, dans un fameux entretien donné au Nouvel Obs en 2003. L’auteur de Simulacres et Simulation, ouvertement cité par le 1er épisode de la trilogie, faisait ainsi peu de cas de l’admiration que lui portaient les sœurs Wachowski, ajoutant que ce qui le frappait dans Matrix Reloaded, c’est qu’il n’y avait “pas une lueur d’ironie qui permette au spectateur de prendre ce gigantesque effet spécial à revers”.

Si Revolutions avait en réalité partiellement répondu à cette objection (via la séquence dans la station de métro, qui brouillait la division binaire entre humains et I.A., entre réel et simulacre), ce quatrième opus, sous-titré Resurrections, parait avoir été conçu comme une réponse cinglante au philosophe bougon, inventeur du concept de “désert du réel”.

Matrix, une certaine réalité

Ce “désert du réel”, nous l’expérimentons constamment aujourd’hui, chaque jour que Dieu (ou plutôt l’Architecte) fait ; bien plus encore qu’il y a 22 ans, lorsque sortait Matrix 1er du nom. Le glissement vers une sourde dystopie, à mesure qu’algorithmes régressifs et écrans-doudous s’emparent de nos vies (“la lente annulation du futur” évoquée par Franco Berardi et Mark Fisher), lui ont donné une consistance pernicieuse, soutenue par certains pans de la physique théorique (David Kipping) ou de la philosophie (Nick Bostrom), qui n’excluent pas que nous vivions pour de vrai dans une simulation.

Franchement, qui ne s’est pas demandé, au moins une fois ces deux dernières décennies, si Neo, Morpheus et Trinity n’avaient pas réellement décrit notre condition ? C’est précisément de cette question qu’est repartie Lana Wachowksi, laissée seule à la barre par sa sœur Lilly (qui a préféré prendre du temps pour elle après la mort de leur parents). Sa réponse prend la forme d’un remake paradoxal, qui se glisse dans les habits du 1er Matrix pour en détourner les usages nostalgiques. Série B vigoureuse et jubilatoire, le film est ainsi conforme aux attentes d’une industrie hollywoodienne tournée vers le passé, mais il en organise le hacking de l’intérieur.

Dans cette nouvelle itération de sa saga, la cinéaste situe son iconique duo (toujours impeccablement interprété par Keanu Reeves et Carrie Ann Moss, qui ont ici troqué leur grâce juvénile pour un beau tannage mélancolique) dans une réalité où Matrix est, en effet, “le film sur la Matrice fabriqué par la Matrice”. Ou plutôt, subtil décalage, un jeu vidéo dont Thomas Anderson (l’alias de Néo) serait le créateur adulé. Adulé mais amnésique : depuis son loft-bureau de San Francisco (plus chic que son précédent studio miteux de Chicago), le ludéaste crée, sans très bien comprendre ce qu’il fait, de petites matri(x)ochkas qui s’emboîtent les unes dans les autres et finissent par venir toquer à la porte de son cortex délavée pour lui rappeler quel prophète il fut jadis, avant le grand reboot — nul besoin d’en savoir plus, ce serait divulgâcher.

Pari réussi

Disons-le : la longue ouverture de cette Resurrection est un chef-d’œuvre en soi. Sur fond de White Rabbit (déjà entendu dans le trailer), Lana Wachowski y offre un condensé aussi drôle que glaçant des ignominies du marketing roi. Les méchants n’ont alors plus la tête d’un suprématiste blanc en costard-cravate (no offense Hugo Weaving), mais plutôt d’un affable manager en baskets incarné par le retors Jonathan Groff, ou d’un psychothérapeute cauteleux armé de pilules bleues (Neil Patrick Harris), parfaite incarnation de ce que dénonçaient Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe.

Sans égaler la fougue de cette entrée en matière, la suite ne déçoit pas. Certes, le monde dit réel (hier Zion, aujourd’hui Io), tout en luxuriances numériques (à la Jupiter Ascending) et en fantasmes néo-baba, pèche encore par excès de kitsch. Mais qu’importe ce petit ventre mou, tant le film parvient à imposer, comme ses prédécesseurs, de prodigieuses visions qui figurent aisément en haut du panier de la grande foire stupéfiant contemporaine.

Éblouissant Morpheus recomposé en petites billes de métal (réinterprété par le très sexy Yahya Abdul-Mateen II), amusante déconstruction du bullet time (si révolutionnaire en son temps), ébouriffantes scènes de combat (entre John Wick et Dragon Ball Z), cauchemardesques représentations d’une humanité zombifiée tombant du ciel comme une pluie de crapauds : Lana Wachowski n’a rien perdu de son aptitude formelle, ni de sa capacité à coaguler le présent pour en faire jaillir le futur. Mais c’est surtout, dans son dernier mouvement, presque dans ses derniers plans, que le film s’élève (littéralement) très haut. Pour le dire simplement et sans spoiler : rarement une poignée de mains nous aura autant ému. La résurrection a fonctionné.

Matrix Resurrections de Lana Wachowski, en salles le 22 décembre.