Monsieur le PDG d’Uber, en Europe, on n’achète pas des lois en sortant le carnet de chèques

Cher Dara Khosrowshahi,Monsieur le président directeur général d’Uber, ou devrais-je dire, Camarade Dara,Car oui, j’ai presque eu envie de vous appeler “camarade” quand j’ai lu ces derniers jours les gros titres de vos déclarations dans la...

Monsieur le PDG d’Uber, en Europe, on n’achète pas des lois en sortant le carnet de chèques

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Le 9 janvier 2016 à Paris, l'application pour le service de transport Uber est suspendue au moment d'une manifestation des chauffeurs de taxi privés sans licence.

Cher Dara Khosrowshahi,

Monsieur le président directeur général d’Uber, ou devrais-je dire, Camarade Dara,

Car oui, j’ai presque eu envie de vous appeler “camarade” quand j’ai lu ces derniers jours les gros titres de vos déclarations dans la presse européenne. J’y ai appris que vous aviez pris votre bâton de pèlerin pour convaincre l’Union européenne d’améliorer les conditions de travail et le statut des chauffeurs VTC et des livreurs de repas d’Uber Eats, ces forçats du bitume dont la pandémie a mis en lumière la précarité, l’absence de protection sociale et les conditions de travail plus que difficiles. Un patron qui a du cran, je me suis dit. Prêt à traverser l’Atlantique pour faire valoir l’intérêt de ses travailleurs.

Mon envie de camaraderie vous concernant a rapidement été entachée d’un doute sur la bonne foi de votre intérêt soudain pour les conditions de travail de vos chauffeurs. Car si vous avez décidé de prendre part au chantier ouvert par l’Union européenne en matière de régulation du statut des travailleurs des plateformes, c’est parce que partout les tribunaux multiplient les rappels à la loi et le disent clairement: les chauffeurs Uber ou livreurs de repas UberEats sont bien vos employés. Encore la semaine dernière, c’est la Cour suprême du Royaume-Uni qui vous a donné tort. En France, la Cour de cassation a tranché en mars 2020 en ce sens: vous faites travailler sous statut d’indépendants des chauffeurs et des livreurs de repas qui dans les faits n’ont d’indépendants que le nom. Plutôt que de vous conformer au droit en vigueur sur le continent où vous avez décidé de déployer votre multinationale, vous vous êtes mis en tête que c’était aux lois de s’adapter à vos envies et à vos intérêts. Vous voyez donc cette consultation européenne destinée à améliorer la vie de ces travailleurs comme une aubaine pour légaliser votre esclavagisme à la sauce numérique, et vous avez le culot d’affirmer que cela serait dans l’intérêt des travailleurs eux-mêmes. 

 

Vous êtes parvenu à faire passer en Californie la “Proposition 22”: pour les travailleurs, ni les avantages d’être salarié ni les avantages d’être indépendant, les inconvénients des deux et pour vous les profits.

 

La moindre des politesses, la plus basique des courtoisies, quand on débarque chez des gens et qu’on n’est pas chez soi, c’est d’y respecter les règles établies. Une évidence pour tout le monde, mais pas pour vous. Vous arrivez triomphant. Après tout, vous êtes bien parvenu à faire annuler une loi en Californie qui imposait à Uber d’assumer ses responsabilités d’employeur, pour la remplacer par la “Proposition 22”: pour les travailleurs, ni les avantages d’être salarié ni les avantages d’être indépendant, les inconvénients des deux et pour vous les profits. C’est à coups de centaines de millions de dollars que vous avez influencé le référendum dont vous étiez l’initiateur. Force est de constater que vous êtes prêt à déployer l’artillerie lourde quand il s’agit d’éviter de vous soumettre au droit. L’Union européenne n’est pas la Californie. Ici, on n’achète pas des lois en sortant le carnet de chèques.

Vous proposez donc à l’Union européenne et à ses États membres de légaliser la situation en inventant un “tiers statut”, transposition de votre “Proposition 22″ californienne. Vous voulez le beurre et l’argent du beurre. Des travailleurs à vos ordres, mais pas les responsabilités d’employeur qui vont avec. Ni travailleur indépendant, ni employé, ce tiers statut vous octroierait en toute légalité les avantages des deux statuts existants. Et le travailleur, lui, devrait accepter d’avoir les contraintes du statut de salarié (lien de subordination à un patron, sanction, etc.) et les inconvénients du statut d’indépendant (pas de protection sociale).

Vous avancez la volonté des chauffeurs VTC d’exercer leur activité en tant que travailleurs indépendants. Vous n’avez pas tort. Les VTC que je vais soutenir à chacune de leurs mobilisations, notamment celles qui ont lieu devant les locaux parisiens d’Uber, ne disent pas autre chose: “On veut être indépendant. Sur le papier on l’est, mais dans les faits on est des Pokémon d’Uber qui nous dirige avec son algorithme”. Ces chauffeurs ne rêvent pas d’un tiers statut, ils demandent à ce que vous respectiez leur statut de travailleur indépendant. C’est-à-dire à ce que vous leviez la subordination que vous exercez sur eux et que vous vous cantonniez à jouer un rôle d’intermédiaire vis-à-vis de leurs clients. Vous le feriez si vous étiez autant attaché que vous le dites à leur aspiration à l’indépendance.

D’autres, livreurs de repas à domicile, aimeraient exercer leur activité avec la protection du statut de salarié, la garantie d’avoir des congés payés, un salaire minimum, une assurance maladie, quitte à rester vos subordonnés.

L’autre prétexte qui revient souvent de votre part pour justifier votre impossibilité d’assumer votre responsabilité d’employeur, c’est le fait que votre business model serait incompatible avec un modèle salarial. La plateforme Just Eat vient de prouver le contraire en annonçant qu’elle allait embaucher 4500 livreurs de repas en CDI dans le courant de l’année 2021. Et puis, si vous mettiez à exécution vos menaces de quitter le territoire européen il y a fort à parier que, en votre absence, fleuriront des projets de coopératives. Elles sont d’ailleurs d’ores et déjà initiées dans certaines villes par des livreurs de repas à domicile qui ont choisi de proposer une alternative concrète aux plateformes. La nature a horreur du vide, de surcroît lorsqu’il est question d’estomacs vides.

 

Votre tiers statut, nous n’en voulons nulle part en Europe. Ses effets seraient dévastateurs sur le monde du travail.

 

Votre tiers statut, nous n’en voulons nulle part en Europe. Si demain il voyait le jour, ses effets seraient dévastateurs sur l’ensemble du monde du travail, bien au-delà des seuls travailleurs des plateformes numériques. N’importe quel employeur pourrait s’en saisir pour remplacer des salariés, actuellement protégés par un droit du travail et bénéficiant de protection sociale, par la nouvelle forme de contrat que vous proposez.

Le chantier législatif qui mènera à une réglementation du statut des travailleurs des plateformes a deux issues: vous donner satisfaction en créant un tiers statut sur mesure qui légalisera la situation actuelle, ou bien inscrire dans le droit, via une directive européenne, le lien de subordination qui vous relie aux travailleurs des plateformes numériques, et vous obliger à assumer vos obligations d’employeur. C’est dans le sens de cette seconde option que j’ai présenté une proposition de directive, qui je l’espère sera appliquée, si l’UE décide de suivre l’intérêt des travailleurs et l’intérêt général plutôt que votre lobbying.

Et c’est également le message qu’enverront les livreurs et chauffeurs VTC qui se réuniront partout en Europe ce mercredi devant les représentations de la Commission européenne avec comme mot d’ordre: “les travailleurs de plateforme sont des salariés – pas des “partenaires” sans droits!”. Je serai à leurs côtés. 

 

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