Netflix a voulu organiser un festival et le monde du cinéma s’est entretué
A-t-on, de mémoire cinéphile, déjà vu une semaine plus chargée en tribunes, communiqués et déclarations publiques d’organisations professionnelles ? L’AFCAE, principale association fédérant les cinémas d’art et essai, l’ACID, qui œuvre pour...
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A-t-on, de mémoire cinéphile, déjà vu une semaine plus chargée en tribunes, communiqués et déclarations publiques d’organisations professionnelles ? L’AFCAE, principale association fédérant les cinémas d’art et essai, l’ACID, qui œuvre pour la diffusion des films les plus fragiles, DIRE et le SDI, principaux “petits” distributeurs indépendants, la FNEF des distributeurs plus costauds, la FNCF qui fédère les exploitants, sans causer de la tribune publiée hier dans Le Monde par la productrice Carole Scotta (Haut et Court) et le distributeur Eric Lagesse (Pyramide), appelant les pouvoirs publics au sauvetage d’une filière distribution plus en crise que jamais – Netflix n’y est pas directement nommé mais “certaines plateformes”, ça ne dupe pas grand monde.
En cause, un projet ébruité depuis une dizaine de jours, rendu public à partir de lundi par Le Film Français avant de peu à peu s’inviter dans les médias généralistes et de s’élever au rang de quasi-polémique nationale : Netflix aurait manœuvré pour organiser un “festival” du 7 au 14 décembre prochain, dans un certain nombre de salles françaises partenaires qui auraient diffusé une sélection de films d’auteur produits par la plateforme et déjà disponibles à cette date (dont The Power of the Dog de Jane Campion…) à l’exception de trois avant-1ères (The Lost Daughter de Maggie Gyllenhaal, La Main de Dieu de Paolo Sorrentino et Don’t Look Up d’Adam McKay).
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L’événement aura finalement lieu sous le nom de Netflix Film Club, mais seulement dans deux institutions patrimoniales : la Cinémathèque française et l’Institut Lumière, qui n’ont pas souhaité commenter au-delà de leurs communiqués respectifs (on ne se lassera jamais de cette invraisemblable chape de silence qui entoure tout ce qui touche à Netflix). Un remodelage dont on ignore : 1) s’il relève du damage control suite au bad buzz de la semaine ou si la plateforme y a été contrainte, par exemple par un blocage au niveau du CNC, et 2) ce que les organisations citées plus haut en penseront, leurs membres étant encore à l’heure actuelle encore en train de réfléchir à leurs positions. Il est permis de penser que le feu ne sera pas éteint, comme en témoigne la tribune (encore une !) publiée cet après-midi par le GNCR et appelant les directions desdites institutions à “éclaircir leurs motivations”.
Si le scandale ne sautera pas immédiatement aux yeux du néophyte, la profession a, en réalité, une farandole de raisons de s’opposer à un tel événement. La 1ère est très concrète, bien qu’a priori balayée par une version “cinémathèques” : il s’agit de la pure et simple occupation d’écrans dont les films les plus marginaux se partageaient déjà les miettes (DIRE et le SDI : “À l’heure où de nombreux films, victimes des 7 mois et demi de fermeture des salles, peinent à trouver une exposition à la hauteur de leur potentiel, nous dénonçons la tenue d’un tel festival”).
Toutes les autres sont plus indirectes, et ont trait à la soumission aveugle du secteur à une plateforme que plus personne ne semble vouloir empêcher de grossir, et notamment de s’acheter une légitimité en acquérant une présence essentiellement symbolique dans des salles de renom (elle vient d’acquérir un troisième cinéma aux États-Unis, après le Paris Theatre de New York et l’Egyptian Theatre de Los Angeles).
Netflix est surtout perçu en France comme le plus grand des dangers dans un contexte de renégociation de la chronologie des médias qui devrait probablement lui permettre d’avaler de nouvelles parts de marché au détriment du cinéma d’art et d’essai (“Il s’agit de faire la promotion d’une plateforme [dont l]’ambition mondiale et massive […] est de diffuser de manière exclusive des séries et des films en sacrifiant délibérément la possibilité de valoriser ces titres lors d’une véritable sortie sur grand écran”, dixit l’AFCAE).
Haro contre les “complices”
S’il y a belle lurette que le nom de Netflix n’inspire pas que des politesses à la profession, le ton a cependant clairement changé avec cette nouvelle polémique, qui vient énerver un secteur exsangue : “il faut se rendre compte que Netflix mène une politique très agressive. Sortir les films le mercredi, par exemple, c’est une provocation – à une époque il y avait des jours interdits pour la télévision, il y avait un respect mutuel. Avec Netflix, il n’y a rien de tout ça, et c’est pour cela aussi qu’il y a une telle réaction”, nous explique Étienne Ollagnier, fondateur de Jour2Fête et co-président du Syndicat des Distributeurs Indépendants (SDI).
Réaction qui a pris la forme d’attaques d’une grande virulence, notamment adressées de façon plus ou moins assumée à Patrick Troudet, programmateur du réseau Utopia, désigné par certains comme un affreux collabo (l’ACID : “Tout cela pourrait n’être pas grave si les salles de cinéma complices de cette idée navrante ne se prévalaient pas de soutenir la création cinématographique. Comment peut-on se croire salle “d’Art et d’Essai”, voire de “Recherche” lorsqu’on a abdiqué à ce point […] ? Il faut être bien cynique…”) depuis qu’il s’est identifié publiquement comme participant potentiel.
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Attaques qu’il balaie : “On cause quand même d’un tout petit truc, deux projections par film, pour une poignée de films… Le prestataire mandaté par Netflix a pris la peine de ne solliciter que des salles qui n’avaient pas prévu à ces dates de diffuser West Side Story de Spielberg, qui va envahir la France avec des centaines de copies et poser un bien plus gros problème d’occupation. Donc c’était quand même un peu pensé… mais Netflix est un épouvantail. L’explosion du nombre de copies sur un James Bond ou un Dune est un problème infiniment plus grand pour la distribution et je n’ai pas vu de tribune là-dessus…”
Troudet, et d’autres exploitant·es tout aussi respecté·es qui ont préféré garder l’anonymat, revendiquent une intention louable : permettre aux films de Jane Campion ou d’Adam McKay d’être vus en salle. Mais pour beaucoup de distributeurs l’argument ne tient pas (Ollagnier : “ce n’est pas ce que propose Netflix : 500 ou 1000 spectateurs sur un événement, c’est une petite opération promo, pas un plan de distribution. Nous aussi on aimerait que Campion et Fincher sortent en salles, mais de la bonne manière. Netflix n’a qu’à devenir distributeur !”) et surtout la situation est telle pour certains d’entre eux que le moindre centimètre cédé ne peut relever que d’une irresponsabilité qui promet le secteur à l’effondrement général. Ollagnier toujours : “pour qu’il y ait des troisièmes films qui marchent, il faut qu’on puisse sortir des 1ers et des deuxièmes films qui essaient. Si on attaque ça, à l’arrivée c’est tout le monde qui en fera les frais.”
Dans un contexte où “si on ne fait rien, dans six mois il y aura des fermetures”, un distributeur n’hésite pas à nous dire qu’“il faut combattre un ennemi du cinéma”. Le ton est donné.