Noémie Merlant : “Seule à Paris, j’ai découvert le monde des adultes, et j’ai comme perdu la parole”
On ne s’attendait pas à ce que la jeune femme que l’on retrouve au 1er étage d’un excellent torréfacteur artisanal de Montreuil soit à ce point dissemblable du rôle pour lequel elle a obtenu, quelques jours plus tôt, le César de la meilleure...
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On ne s’attendait pas à ce que la jeune femme que l’on retrouve au 1er étage d’un excellent torréfacteur artisanal de Montreuil soit à ce point dissemblable du rôle pour lequel elle a obtenu, quelques jours plus tôt, le César de la meilleure actrice dans un second rôle : celui de Clémence dans L’Innocent de Louis Garrel. Clémence est une bourrasque de fantaisie, une fille emportée qui ne cesse de secouer Abel, son ami empêché. Noémie est au contraire très posée, s’exprime avec beaucoup de douceur et prend un soin particulier à choisir ses mots, à chercher la façon la plus juste de retranscrire les nuances les plus fines de sa pensée.
Lorsqu’on lui demande comment elle a trouvé cette Clémence, si drôle et si attachante, Noémie Merlant explique qu’elle a dû désapprendre en partie l’enseignement de ses cours d’art dramatique. “Quand j’ai commencé ce métier, en cours de théâtre et sur les tournages, on m’a appris à ne surtout pas cabotiner. Louis encourageait l’inverse. Quitte à gommer ensuite. Il me répétait qu’il ne fallait pas que j’aie peur du ridicule. Lui-même prenait vraiment ce risque [Louis Garrel interprète Abel dans le film]. Ça me stimulait. Il s’en foutait qu’on soit faux. Il voulait trouver un endroit de jeu détonnant, inattendu, et le chemin pour y arriver pouvait passer par des moments de fausseté.”
Cela passera aussi par la manière dont Clémence est liée à son chien. Qui est celui de Noémie Merlant dans la vie. La comédienne explique que Louis Garrel était extrêmement amusé par la présence de l’animal auprès d’elle et lui a proposé de le mettre dans le film. “Pour définir la façon de s’exprimer de Clémence, je suis partie de la façon énergique et abrupte dont je m’adresse à mon chien – ‘viens-ici’, ‘attends’… J’ai imaginé que le personnage pouvait causer tout le temps et à tout le monde un peu sur ce ton.” Une brusquerie irrésistible.
“Ma mère était là pour m’accompagner, me motiver”
Sur la scène des César, le 24 février dernier, dans sa robe de sirène tout en scintillements argentés, la lauréate a remercié sa mère et sa sœur, dont elle dit s’être inspirée. On lui demande de nous causer d’elles. “Ma mère et ma sœur me paraissent plus extraverties que moi. Ma sœur a un problème de santé qui l’invalide pour vivre normalement. Elle est très combative, manie beaucoup l’ironie. Depuis que je suis toute petite, elle est un mystère pour moi. Elle est fascinante, extrêmement intelligente et surtout très très drôle. Elle n’a aucun filtre, elle est très libre. Moi, au contraire, je fais toujours attention à ce que je dis. J’ose moins.” On s’étonne qu’en dépit de cette réserve, ce retrait face à “ces deux femmes au caractère fort”, ce soit elle qui se soit engagée dans un travail impliquant une grande exposition de soi. “C’est peut-être parce que je me sens un peu étriquée que les personnages me font tant de bien, qu’ils élargissent mon horizon.”
Étrangement, le désir de devenir comédienne n’est pas venu de Noémie, mais de son père. “J’envisageais de faire une école de commerce. Mais il m’a dit : ‘T’es sûre ? Tu devrais plutôt réfléchir à ce que tu as vraiment envie de faire.’ Il se souvenait du bonheur que j’avais enfant à monter sur scène dans ses spectacles de danse ou de chant. Il m’a incitée à chercher de ce côté-là et a eu l’idée du Cours Florent. Alors que je n’avais jamais appris un texte et que je ne savais pas si j’en étais capable. À partir du moment où j’ai commencé, où je me suis mise à jouer sur le plateau, j’ai su que c’était pour moi, et je ne me voyais plus faire autre chose.”
Il n’est pas usuel que les parents encouragent leurs enfants à faire du théâtre plutôt qu’à entrer en école de commerce : “Mes parents étaient soucieux que je sois vivante et heureuse. Et heureusement que ma mère était là pour m’accompagner, me rassurer, me motiver, elle aussi. Elle a toujours été très présente, artiste elle-même dans l’âme. Beaucoup de gens, j’ai l’impression, ont des talents fous qu’on ne voit jamais. Ma mère peignait avant, un talent fou !, mais après son mariage, le travail et ses enfants, elle a tout arrêté. Aujourd’hui je l’encourage à reprendre, même si elle a peu de temps pour elle.”
“Je déborde dans mes rôles et mes rôles débordent sur moi”
Alors qu’elle quitte la région de Nantes pour s’installer à Paris et entrer au Cours Florent, le père de Noémie est victime d’un accident vasculaire cérébral. “C’était un choc parce qu’il était assez jeune, 53 ans, et en très bonne forme, précise-t-elle, et d’ajouter : Ma mère est aidante. De ma sœur et de mon père. C’est une leçon de vie. J’aimerais que quelqu’un l’aide en retour. Je pense à tous ces aidants en France ; ce n’est pas une vie facile, même si pleine d’amour et de joie. Les aidants ne sont pas assez aidés. J’y ai beaucoup pensé en jouant dans le film d’André Téchiné.”
Dans Les Âmes sœurs, en salle ce mois-ci, elle interprète une jeune femme qui recueille son frère, soldat frappé d’amnésie après une explosion lors d’une opération au Mali. Au-delà de cette résonance avec son histoire familiale, le film plonge dans les traumas de l’enfance, ausculte une douleur enfouie en deçà du langage. Aux côtés d’un Benjamin Voisin (Été 85, Illusions perdues…) également saisissant, elle met au point un jeu de silences, de regards et de respirations qui charge son personnage d’une densité impressionnante. L’incarnation d’une telle souffrance, fût-elle de fiction, ne laisse-t-elle pas des traces ? “Pour moi, c’est poreux, oui. Je déborde dans mes rôles et mes rôles débordent sur moi.”
Fin janvier, on la découvrait dans Tár, de Todd Field, aux côtés de Cate Blanchett. Elle y incarne l’assistante de la cheffe d’orchestre omnipotente, et on lui demande s’il n’était pas difficile de trouver son espace de jeu dans un film à ce point centré sur son personnage principal et au service de l’actrice qui l’interprète. “Non, pas du tout. Mon personnage a en effet un espace restreint. En cela, il cause à beaucoup de gens : tous ceux qui n’ont pas le pouvoir d’être entendus, de prendre la parole, qui n’ont pas d’espace de création et d’expression. Mais moi, en tant qu’actrice, j’avais tout l’espace qu’il me fallait. Il y avait sur le plateau une atmosphère très horizontale, beaucoup de discussions entre Todd, Cate et moi. Le travail sur le tournage se déroulait à l’inverse de celui que explique le film. Ce qui questionne sur le processus de création. Je suis convaincue qu’on ne tire pas le meilleur des gens par la tyrannie ou la brutalité, mais plutôt en ménageant un espace de confiance où ils se surpassent et peuvent se surprendre.”
“Les avancées créent aussi le backlash”
Un espace de confiance, c’est par exemple les réunions du collectif Extinction Rebellion, qu’elle a fréquentées pour le tournage du nouveau film d’Olivier Nakache et Éric Toledano, Une année difficile (attendu pour octobre prochain), dans lequel elle joue une activiste en pleine éco-anxiété. “Leurs réunions ne comportent quasiment que des gens jeunes. Leur fonctionnement est passionnant. Ils ne se coupent jamais la parole, s’expriment beaucoup avec les mains. Comme ils sont conscients que les hommes prennent la parole beaucoup plus facilement que les filles, ils portent une attention extrême à ce que chacun puisse s’exprimer. Il n’y a pas de chefs, que des roulements. Au-delà de leur combat pour la planète, leur façon de mettre à mal les rapports de domination est impressionnante. Ça m’a donné énormément d’émotions de voir comment leur organisation privilégie l’empathie et le soin de l’autre.”
Aux antipodes d’un collectif soucieux de faire entendre la voix de chacun et chacune, il y a cette terrible soirée des César 2020 : avec Adèle Haenel et Céline Sciamma, Noémie Merlant avait quitté la salle après l’annonce de l’obtention par Roman Polanski d’un cinquième César de la meilleure réalisation. “C’est moins en raison de la victoire de Polanski que nous avons quitté la salle ce soir-là qu’à cause de ce que nous ressentions dans les applaudissements. Moins une satisfaction pour Polanski qu’une joie féroce contre Adèle, contre sa prise de parole dans Mediapart, contre le combat qu’elle menait. On entendait dans ce feu nourri d’applaudissements : ‘Bien fait !’ C’était choquant, extrêmement violent, on ne pouvait que quitter la salle.”
Céline Sciamma, Audrey Diwan et Rebecca Zlotowski
La soirée mettait à nu un cinéma français déchiré, scindé en deux blocs prêts à s’affronter. “Ce n’est pas le cinéma français qui est déchiré, c’est la société.” A-t-elle néanmoins le sentiment que les inégalités sexistes sont en recul ? “En surface ça change ; quand on gratte, on retombe souvent sur des vieux schémas sexistes. Ça avance, mais les avancées créent aussi le backlash.” Cette année, aux César, tandis qu’une petite musique goujate lui signalait qu’elle avait épuisé sa minute de temps de parole, elle a quand même glissé une pensée “pour les réalisatrices qui auraient dû être célébrées ce soir” (en référence à l’absence de cinéastes femmes en compétition dans la catégorie meilleure réalisation).
Si les réalisatrices manquent aux César, elles ne manquent pas dans la carrière de Noémie Merlant. Révélée par Marie-Castille Mention-Schaar (Les Héritiers, en 2015 ; Le ciel attendra, en 2016), ayant fait le tour du monde dans Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, elle s’apprête à tourner, à la fin de l’été prochain, le nouveau film d’Audrey Diwan, coécrit avec Rebecca Zlotowski. Qui n’est rien moins qu’une nouvelle version d’Emmanuelle, le hit porno soft des années 1970. L’occasion d’une lecture critique du male gaze en détournant un de ses plus fameux archétypes ?
“Il s’agit de se réapproprier un personnage complètement ‘objétisé’. Le personnage est plus âgé que lorsque Sylvia Kristel l’interprétait. Elle est maîtresse de son corps, cherche à se connecter à son désir à elle. Le film n’esquivera pas le caractère érotique qui lui est associé, mais imposera son regard à elle. J’adore le cinéma qui accorde de l’importance à ce que les corps expliquent. Y compris par la sexualité. Mais il faut ouvrir ces représentations à des imaginaires plus respectueux, qui sont aussi pour moi plus excitants.”
“Je commence à être moi-même”
Un César dans une comédie d’auteur à succès, un grand rôle chez Téchiné, un second rôle dans l’un des films américains les plus commentés de l’année, Toledano/Nakache, Audrey Diwan… La séquence est impressionnante, et on suggère à Noémie Merlant qu’elle vit un moment de très grand accomplissement.
“Accomplissement ? Je ne sais pas… Mais j’ai l’impression que je commence à être moi-même. J’ai débuté dans le mannequinat. C’est une activité où il faut simplement être ce qu’on attend qu’on soit. Je me suis souvent sentie oppressée par la société. Mais je commence à me réconcilier avec beaucoup de choses. Car je commence à oser m’exprimer. Arrivant de province à 17 ans dans le cinéma et le mannequinat, je me suis pris des claques énormes. J’ai été confrontée à toutes sortes de comportements abusifs, comme beaucoup de femmes. Seule à Paris, j’ai découvert le monde des adultes, et j’ai comme perdu la parole. J’avais peur. Je ne cessais de me dire : ‘Fais attention, ce n’est pas toi qui contrôles les choses.’ Mais aujourd’hui, grâce à des rencontres salvatrices, des rôles, des films, l’attention qu’on m’a apportée, j’ai retrouvé la parole.”
Les Âmes sœurs d’André Téchiné (Fr., 2023, 1 h 40). En salle le 12 avril.