"Océan Noir": Corto Maltese, un héros du XXIe siècle
BANDE DESSINÉE - J’ai déjà exprimé plusieurs fois par ici à quel point les reprises de héros de bande dessinée par de nouveaux auteurs peuvent être mortifères: les albums de Blake et Mortimer par exemple, dessinés à l’identique des décennies...
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BANDE DESSINÉE - J’ai déjà exprimé plusieurs fois par ici à quel point les reprises de héros de bande dessinée par de nouveaux auteurs peuvent être mortifères: les albums de Blake et Mortimer par exemple, dessinés à l’identique des décennies après le décès d’Edgar P. Jacobs par des auteurs qui copient jusqu’à ses tics d’écriture les plus datés satisfont probablement les fans les plus fétichistes. Mais aucun auteur moderne ne sera jamais traversé par l’inspiration qui était propre à Jacobs, et ce travail ne peut dans la meilleure des hypothèses être que celui d’un plagiaire doué. De même que les Schtroumpfs sans Peyo ne valent pas tripette, et que les albums d’Astérix sans Goscinny ne présentent aucun intérêt. C’est sur cette intuition qu’Hergé avait interdit à ses ayants droit de poursuivre les aventures de Tintin après sa mort. Grand bien lui en a pris, même si son éditeur s’en mord sans doute les doigts. Car la relance de séries BD par de nouveaux auteurs a une vertu: celle de relancer les ventes du catalogue classique, et d’empêcher un titre de sombrer dans l’oubli avec le passage des générations.
Ceci-dit, un bon héros peut survivre à ses créateurs si on laisse s’exprimer ceux qui s’en emparent avec une grande liberté : la saga cinématographique des James Bond en est la preuve, réinventée à chaque décennie : les films répondent à certains codes mais ne se ressemblent pas, la recette évoluant avec l’époque et la sensibilité des équipes artistiques. Les exemples de réussites sur ce modèle en BD sont nombreux, à commencer par Spirou et Fantasio, personnages complètement différents à chaque fois que s’installent de nouveaux auteurs, depuis leur création. Il existe même un excellent album de Blake et Mortimer dessiné par un François Schuiten au sommet de son art, s’affranchissant de tous les canons graphiques de la série. Aucun album repris après la mort de Jacobs sur sa ligne n’arrive à la cheville de celui-ci.
La marque des nouveaux auteurs
Voilà tout ce qui sépare le nouvel album de Corto Maltese des trois qui l’ont précédé, signés par Juan Díaz Canales et Ruben Pellejero depuis 2015. Il ne s’agit pas de dire que leur travail est mauvais (il ne l’est pas, les deux ont énormément de talent), ou qu’il manque de respect à Hugo Pratt. C’est juste que le cahier des charges des auteurs espagnols est trop contraignant, et que malgré tous leurs efforts ils ne pourront jamais se hisser au niveau du créateur de Corto qui a développé un style très éloigné du leur. En revanche, l’album Océan Noirscénarisé par Martin Quenehen et dessiné par Bastien Vivès s’est en fait en toute liberté, et porte clairement la marque des nouveaux auteurs, qui ont pu exprimer pleinement leur singularité et livrer leur art sans contrainte.
Cette liberté est parfaitement revendiquée dès la 1ère case : Corto Maltese est devenu un héros d’aujourd’hui, dans une aventure qui se déroule en 2001 (c’était jusqu’à présent un héros des 1ères années du XXe siècle). Il quitte son légendaire caban et sa casquette de marin pour adopter un look contemporain, et ne garde comme élément iconique que sa légendaire boucle d’oreille.
Il a souvent été écrit que le dessin d’Hugo Pratt est l’un des plus difficiles à imiter malgré son apparente simplicité. Le travail d’adaptation graphique que réalise Bastien Vivès (sans doute le dessinateur le plus doué de sa génération) est éblouissant. On reconnaît les postures, on ressent même le mysticisme de Corto sous sa plume, sans qu’il ne cherche jamais à calquer son trait sur celui de son modèle. Le héros est ramené par les auteurs à sa condition originelle de pirate et à ses simples valeurs. Corto est un mauvais garçon, il fume, il vole, il ne respecte pas beaucoup la loi, mais il refuse de faire du mal à autrui et se laisse porter par ses envies, libre comme un oiseau.
Un “one shot”
Dans cette aventure qui déplace Corto Maltese dans deux pays jusqu’ici inexplorés par la série (le Japon et le Pérou), il est question d’un trésor, de narco-trafiquants, et d’une secte nationaliste japonaise. Le scénario convoque quelques personnages secondaires connus (Raspoutine, évidemment), mais garde une certaine distance avec l’écriture de Pratt. Comme pour le dessin, la modernisation amenée par le nouveau scénariste n’est pas artificielle : elle est tout simplement bienvenue car Océan Noir est un album d’aujourd’hui. On pourra seulement reprocher la collision de l’histoire avec les attentats du 11 septembre 2001, qui n’apporte pas grand chose au propos. Pour le reste, les auteurs jouent habilement avec les archétypes qui ont construit Corto, et amènent du contraste à l’univers connu de tous : un Tokyo ultra-technologique très éloigné des civilisations antiques qui fascinaient Pratt, une sensualité plus féminine du héros, des bateaux à moteur... Leur approche un poil iconoclaste prend le lecteur à revers. Comme leur héros, Vivès et Quenehen se comportent en gentils pirates, et c’est pour cette raison qu’Océan Noir séduit.
Il faut rendre grâce à Casterman et son éditeur Benoît Mouchart d’avoir pris le risque de cet album et d’avoir su convaincre Patrizia Zanotti, coloriste historique de la série et ayant-droit de Pratt, de valider ce projet d’album au noir et blanc élégant. Mais aussi d’avoir donné le temps aux nouveaux auteurs d’avancer dans le plus grand secret, sans pression. Conçu comme un “one shot”, cet album n’est qu’une parenthèse, offerte comme un bonus à la série canonique de Canales et Ruben Pellejero qui devrait se poursuivre. Elle dessine pourtant un avenir rêvé pour Corto Maltese, où des auteurs de différentes sensibilités pourraient venir offrir leur style et des idées nouvelles à chaque histoire.
Ce principe d’adaptation “libre” des héros de BD est une approche de plus en plus souvent adoptée, comme récemment sur Blueberry (par Sfar et Blain), Lone Sloane (par Avramoglou & Cazaux-Zago, avec la bénédiction de Druillet qui leu ra passé le flambeau), Tif et Tondu (Blutch) ou Lucky Luke (Matthieu Bonhomme). Une nouvelle tendance se dessine, qui pourrait faire converger les envies des éditeurs avec celle des lecteurs qui ont sans doute eux aussi développé le goût du risque, préférant voir de bons auteurs s’exprimer plutôt que de leur proposer des BD clonées. Le goût du risque : n’est-ce pas cette qualité qui réunit tous les héros qu’ils aiment tant retrouver ?
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