On a classé les 10 plus belles chansons d’Elliott Smith
Aux riffs bruitistes du grunge, il avait préféré la finesse mélodique des chansons. Elliott Smith était de ces artistes au talent brut et à la pureté effarante, tout aussi singuliers qu’inclassables. Impossible de lui accoler une étiquette,...
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Aux riffs bruitistes du grunge, il avait préféré la finesse mélodique des chansons. Elliott Smith était de ces artistes au talent brut et à la pureté effarante, tout aussi singuliers qu’inclassables. Impossible de lui accoler une étiquette, donc, et voilà qui lui allait très bien. “C’est pour ça que j’aime tant composer des chansons : elles naissent sans style”, soufflait-il d’ailleurs à JD Beauvallet, lors d’une entrevue accordée aux Inrockuptibles, en 1998. Sans style ou gorgées d’une myriade d’influences, question de point de vue. Alors que ce mois d’octobre marque les vingt ans de sa mystérieuse disparition, nous nous sommes attelés à prélever dix pépites de son abondant répertoire. Elliott Smith composait avec ses émotions, ce sont les mêmes qui causent chez nous pour ce classement. Réalisé sans objectivité aucune, donc.
10. Condor Ave. (Roman Candle, 1994)
C’était le nom de son ancienne rue. Elliott Smith avait grandi à Portland, dans l’Oregon, auprès d’un père psychiatre et hippie. Années où il avait appris le piano et commencé à écouter une flopée de disques, seul dans sa chambre : le dehors l’effrayait. Des souvenirs d’enfance dont les vestiges se sont déployés dans Condor Ave., titre issu de son 1er album Roman Candle, sorti alors même que l’Américain faisait encore partie de son groupe de rock indé, Heatmiser. Avec ce morceau, c’est le portrait d’un quartier tout aussi morne que désolé qu’il dépeint de sa voix sensible, à l’orée de la cassure. Quartier qu’il tente d’égayer en faisant table rase du passé – “Maintenant je ramasse tout ce qui reste de toi aux alentours pour les jeter”, chante-t-il sur un instrumental dépouillé. Nous plongeant, sans crier gare, dans cette atmosphère mélancolique dont on ne peut se défaire.
9. Pretty (Ugly Before) (From a Basement on the Hill, 2004)
Elliott Smith ne s’aimait pas beaucoup. Aux prises avec la dépression et une estime de lui-même catastrophique tout au long de sa vie, c’est d’abord contre ses propres démons qu’il s’est battu. Comme lui, sans doute sommes-nous plusieurs à nous débattre, parfois, avec le contenu du reflet. Trop ceci, pas assez cela. Alors quand les regards portés à soi-même s’assombrissent, nul doute que Pretty (Ugly Before) s’impose à nos oreilles. Juste l’histoire d’entendre la voix rassurante de Smith qui, avec une vulnérabilité sans pareille, nous assure que rien n’est fatalité, que le temps atténue tout. “Il n’y a pas de nuit, ce n’est qu’une phase éphémère / Et je me sens joli, assez joli pour toi / Je me sentais si laid avant, je ne savais pas quoi faire.” Un titre dont les failles laissent échapper quelques rayons.
8. Angeles (Either/Or, 1997)
Se laisser aspirer par les entrailles de la ville. Los Angeles ou une autre, pourvu qu’on la parcoure de nuit. Dans ce titre tout en pudeur – issu de ce que l’on pourrait qualifier de meilleur album d’Elliott Smith, Either/Or -, ce dernier évoque ses pérégrinations du soir, sorte de moment hors du temps où il plonge dans les méandres de la ville. Arpège à la lisière du picking, synthétiseur offrant un bruit aux contours brumeux et voix teintée de cette douleur latente, on ne sait plus bien s’il est question ici de la ville ou d’une rencontre. Toujours est-il qu’il y a une fois de plus cette idée du rapport torturé à l’autre, largement entaché par le regard porté à lui-même. “Tu auras pour toujours mes bras empoisonnés autour de toi”, y susurre-t-il, ne sachant pas encore que c’est à Los Angeles qu’il rendra son dernier souffle, six ans plus tard. Y laissant sa trace pour toujours, pourtant sans l’once d’un poison.
7. Going Nowhere (New Moon, 2007)
Selon lui, une chanson mourrait dès lors qu’elle était mise en boîte. Et qu’en est-il de celles enregistrées, mais jamais relayées ? Sa voix désormais tue, difficile de savoir. Ce qu’on sait, par ailleurs, c’est qu’il aura fallu une décennie pour que New Moon, album posthume, voit le jour. Album dont les revenus qu’il engrange sont reversés à une association d’aide aux jeunes sans domicile fixe et adultes à bas revenus de Portland : Outside In. Going Nowhere, titre issu de cette ultime sortie, avait été enregistré quelque part entre 1994 et 1997, puis laissé là, dans ses tiroirs parsemés de poussière. Avant d’être publié par le label Kill Rock Stars. Sorte d’ode à l’errance, on y entend un Elliott Smith désœuvré, tandis que les deux guitares acoustiques s’entremêlent, posant les jalons d’un spleen immuable.
6. Christian Brothers (Elliott Smith, 1995)
Au-delà de la nostalgie, c’est bien la question de la dépression qui transparaît en filigrane dans son œuvre. Un mal qui l’a rongé au gré des années, ne lui laissant que peu (voire pas du tout) de répit. Avec Christian Brothers, on comprend que des mains lui ont été tendues : celle de ses proches, de sa copine Mary Lou Lord, de ses amis. En vain. Ce morceau explique la résignation au mal-être, la complaisance dans la douleur. Comment faire quand elle ne vous a jamais quitté ? Vertigineuse vision que s’épargnait Elliott Smith, tombant aux mains de l’héroïne – devenu par la force des choses son hasardeux subterfuge. En ces guitares ascendantes et cette intensité qui enfle note par note, il nous fait sentir l’urgence qui est la sienne. Et tombe le masque, si sa douleur n’était pas déjà assez limpide : “Les cauchemars deviennent moi, c’est tellement clair.”
5. Miss Misery (XO Deluxe Edition, 1997)
De la sous-culture aux paillettes d’Hollywood. À l’aube des années 2000, la musique d’Elliott Smith arrivait aux oreilles du grand public… par un certain Gus Van Sant. Alors que le cinéaste était en pleine réalisation de Will Hunting, il s’était rapproché du musicien pour que ce dernier compose la BO du film. Une demande aussitôt acceptée, faisant ainsi éclore Miss Misery. Morceau empreint, comme souvent, d’une obscurité certaine et des idées sombres qui rôdent dans sa psyché : “J’envoie la pluie de poison dans les égouts / Pour mettre des mauvaises pensées dans ma tête.” Car Miss Misery est peut-être aussi la bande son d’un non-retour. Celui d’un artiste qui jouait pour rendre son existence plus supportable, et désormais propulsé sous les projecteurs, jugeant son succès “comme une injustice”. En mars de l’année suivante, il avait été envoyé sur la scène des Oscars, alors en lice dans la catégorie “meilleure chanson de film de l’année”. “Je m’y sentais comme une bête de foire, le monstre de service”, dira-t-il plus tard.
4. Pitseleh (XO, 1998)
Avec ses mesures à trois temps, Pitseleh a tout d’une valse. Une valse menée par des vagues de guitares acoustiques aux basses qui bondissent, auxquelles se lie la voix de velours d’Elliott Smith, formant une atmosphère musicale plus aérienne, au ton étonnamment moins grave. Mais les récurrences sémantiques de Smith sont ce qu’elles sont, et ses maux, intacts. Malgré la légèreté apparente, il y est donc question de ces relations infructueuses ou avortées, celles qui entaillent les cœurs et éraflent les estimes : “Je ne suis pas ce qui manque à ta vie en ce moment / Je ne serais jamais une pièce du puzzle / Je ne suis pas la moitié de ce que j’aimerai être / Je suis tellement en colère, je pense que ça ne passera jamais.” Contraste accentué avec l’arrivée d’un piano, tirant davantage le morceau vers la félicité que les ténèbres. Paradoxe qui semble parcourir tout l’album – XO -, d’ailleurs.
3. Everything Means Nothing To Me (Figure 8, 2000)
À l’aube des années 2000, Elliott Smith s’était rendu à Paris. Il y avait rencontré une Française aux détours des rues du 18ème arrondissement… Coup de foudre. Il tombe amoureux et son cœur s’emballe : prêt à sortir un nouvel album, il hésite à le baptiser Place Pigalle en son honneur. Avant de se rétracter, pour finalement choisir Figure 8. Alors lorsqu’on écoute Everything Means Nothing to me, on peine à croire que le musicien n’ait vraiment aucune idée de ce que “tout” peut bien vouloir dire. Justement, il était sans doute prêt à donner beaucoup, peut-être même beaucoup trop, finissant par y laisser des plumes. En témoigne cette complainte vaporeuse, d’abord jouée au piano seul, puis étoffée de batterie, nappes éthérées et subtils arrangements vocaux. Morceau somptueux – nous progressons, mine de rien, vers la 1ère place – ponctué d’une fougueuse envolée.
2. Between The Bars (Either/Or, 1997)
La mélancolie à son acmé. Enregistré entre Portland et Los Angeles, c’est dans l’abum Either/Or que l’on peut entendre Between the Bars. Un morceau qui a beaucoup tourné dans nos oreilles et glané sa petite réputation au gré des années, frôlant même le mainstream ? Toujours est-il qu’il devait figurer dans ce classement, tant il se place à la croisée des composantes-même de l’art d’Elliott Smith. Dans Between the Bars, il y a tout : la teinte neurasthénique, la guitare acoustique et sa divine résonance, l’amour doux-amer auquel se mêlent les maux diurnes et le poids du quotidien, allegés par les beuveries nocturnes. Ainsi chante-t-il, avec une douceur incomparable : “Bois avec moi maintenant et oublie tout / La pression des jours, fais ce que je te dis / Je ferai en sorte que tu ailles bien et que tu les fasses fuir / Les images qui restent dans ta tête […] Bois bébé, regarde les étoiles / Je t’embrasserai encore, entre les barreaux.” Mélopée qui cajole, certains vendredi soirs, les épaules exsangues.
1. I Didn’t Understand (XO, 1998)
Déflagration sacrée. Les cœurs, entaillés. Dès les 1ères secondes, la voix d’Elliott Smith retentit – ou plutôt les voix, formant cette sublime superposition harmonique – et c’est un moment en suspens qui s’amorce. Tout s’arrête. On est pendus à ses lèvres, on s’abreuve de chaque note. Seul morceau acapella de son répertoire, voilà qui pourrait paraître incongru d’ériger I Didn’t Understand en numéro un : quid du Elliott Smith guitariste, pianiste, multi-instrumentiste ? Mais y renoncer serait finalement omettre que sa musique tient davantage aux viscères qu’à l’entendement. Alors quand un titre vous transperce de sa beauté, vous courbez l’échine. D’autant plus qu’il disait détester sa voix, répétant ad nauseam qu’il n’était “pas convaincu par [son] chant”. Mais comment douter, à l’écoute de I Didn’t Understand ? Titre à l’arrangement vocal d’une finesse inégalable, il vous aspire dans cet halo mellifluent, alors même qu’il y est question de solitude et de relation univoque. “Et ainsi tu pourrais bientôt me laisser seul comme je suis supposé l’être ce soir / Demain et chaque jour”, chante Elliott Smith de son timbre suave. Et de seriner, dans un dernier soupir rompu : “Je n’ai pas compris, je n’ai pas compris, je n’ai pas compris.”