On a vu Squid en live donc on peut le dire : ils nous filent toujours le vertige

Londres, 9 février 2023. Une petite foule s’amasse devant la Scala, salle de concert située sur Pentonville Road, dans le quartier de King’s Cross. La zone est très fréquentée : les bus à impériale frôlent les trottoirs et manquent de faucher...

On a vu Squid en live donc on peut le dire : ils nous filent toujours le vertige

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Londres, 9 février 2023. Une petite foule s’amasse devant la Scala, salle de concert située sur Pentonville Road, dans le quartier de King’s Cross. La zone est très fréquentée : les bus à impériale frôlent les trottoirs et manquent de faucher des types en costume qui s’avalent un burger en sortant de chez Five Guys, quand les devantures des pubs dégueulent une clientèle bien sapée et plutôt jeune, la clope au bec et la pinte déjà presque vide.

Il y a toujours quelque chose de grisant à se faufiler dans les rues de la capitale britannique à la tombée du jour, même si, pour certain·es qui y vivent encore et qui nous relatent le quotidien de la vie londonienne, le sentiment d’urgence suscité autrefois par le chaos ambiant de la ville a du plomb dans l’aile.

C’est un sujet qui mériterait une attention particulière, dont certain·es artistes aiment discuter dès que l’occasion se présente, à l’heure du Brexit bien consommé, de la mainmise des conservateur·rices sur le pouvoir et d’un processus d’hyper-gentrification galopante (avec son album Loggerhead, paru l’an dernier, Wu-Lu documentait bien cet état de fait).

Dans le chaudron de la Scala

Mais pour l’heure, retour à la Scala, où Squid doit jouer ce soir. Un show programmé de longue date, puisque la formation de Brighton, aujourd’hui disséminée entre la verdoyante Bristol et Londres, devait déjà s’y produire en avril 2020, à l’occasion de la sortie de leur EP Town Centre. Quand, patatras, les mesures sanitaires…

Quelques heures avant le rendez-vous de Pentonville Road, le quintette dévoilait un nouveau single, Swing (In a Dream), et annonçait par la même occasion la sortie de leur deuxième LP, le monumental O Monolith, deux ans après Bright Green Field. Et comme nous sommes des personnes bien informées, ce nouvel album, on l’a déjà écouté, et même essoré, avant le concert du soir, ce qui nous donne un petit avantage sur l’immense majorité de la salle pour brailler les paroles des nouvelles chansons en chœur avec le groupe.

Mais léger, alors, l’avantage, cette nouvelle étape discographique ayant été peaufinée au cours de ces derniers mois sur scène, avec une grande place accordée à l’improvisation, laissant entendre au gré de ses tournées, sans vraiment le dire, des versions plus ou moins abouties de ce qui constituera le disque.

Dans le chaudron de la Scala, pleine à craquer, Squid aura d’ailleurs un peu jammé et dilapidé la quasi-intégralité de son nouveau-né (allez, trois morceaux sont restés sur le carreau), devant un public extatique et immédiatement plongé dans le bain par l’entremise de l’incendiaire Undergrowth, avec son refrain à scander et ses bongos façon Happy Mondays.

Des transitions brumeuses aux relents free jazz

On mesure le chemin parcouru depuis notre 1ère rencontre sur scène avec le band, au Pitchfork Festival, en 2019, à Paris. Il est vertigineux. S’il fallait réduire la performance des cinq ce soir-là à deux mots seulement : grâce et intensité. Le troisième en embuscade serait peut-être virtuosité, même si ça sonne presque comme une insulte.

En effet, lors de notre entrevue avec les membres du groupe dans les locaux du label Warp le lendemain, ils se défendront de toute ambition de la sorte, préférant noter qu’avec seulement deux jours de répétitions dans les pattes, ils s’estiment simplement ravis de leur prestation : “Peu de choses ont déconné, donc on peut dire que c’est ok”, jugera Anton Pearson, l’un des deux guitaristes.

Au bout d’une heure de concert émaillé de transitions brumeuses aux relents free jazz (détail pas si insignifiant qui témoigne de la sérénité du groupe en concert), quand retombent les envolées prog menaçantes de Fieldworks (qui est en fait une variation de l’inédit After the Flash) et que l’audience sent la fin du show arriver, Ollie Judge, le batteur-chanteur, tente une petite pirouette en annonçant Houseplants, le “tube” de Squid attendu sous les hourras de la salle avant de lancer Narrator dans un éclat de rire.

“Sorry”, glissera-t-il, conscient d’avoir joué un mauvais tour aux fans, un peu comme si Liam Gallagher promettait Wonderwall et claquait Some Might Say à la place. “S’il fallait comparer, je dirais que Houseplants est davantage notre Creep [de Radiohead], nous dévoile Ollie dans un sourire. C’est toujours sympa quand ton artiste préféré joue ton morceau préféré, mais les gens doivent comprendre qu’ils ne peuvent pas attendre cela d’un groupe. On ne joue plus cette chanson parce que ça ne sonnerait pas juste avec qui nous sommes aujourd’hui. J’espère que le public se rend compte que nous sommes ailleurs.” On reste admiratif·ve devant tant de radicalité.

Une démarche à la Radiohead

À l’époque, comme pour se défier de toutes les attentes suscitées par la percée dans les charts de Pablo Honey (1993), l’album porté par Creep – qui deviendra par la suite un cri de ralliement presque aussi puissant que le Smells like Teen Spirit de Nirvana pour toute une frange de gosses affectivement malades –, Radiohead avait presque dû se saborder ou, du moins, dévier de la trajectoire étoilée qu’on lui prédisait, pour ne pas être aspiré par la bulle Britpop ou le Rock & Roll Hall of Fame et mourir étouffé sous  le poids d’un hit qui maintiendrait le groupe en vie artificiellement.

Les formations de Thom Yorke et d’Ollie Judge se rejoignent dans cet idéal de rupture permanent

D’où, dès le deuxième album, The Bends (1995), la présence de My Iron Lung, tube dévoyé en réaction à ce succès contrariant. Joué un temps dos au public, Creep finira purement et simplement rayé des setlists. Squid, à l’image de la génération à laquelle le groupe appartient, n’a pas voulu s’embarrasser de chichis et est directement passé à la seconde étape.

On pourrait continuer à aligner les motifs qui rapprochent Radiohead et Squid – d’autant qu’il y a sur O Monolith, dès les 1ères scansions instrumentales de The Blades notamment, de vieilles réminiscences de Kid A. Mais contentons-nous de dire que les formations de Thom Yorke et d’Ollie Judge se rejoignent sur le terrain de la méthode de composition, qui est d’abord exploratoire, et dans cet idéal de rupture permanent (naturelle ou pensée contre soi), ces groupes étant convaincus que la quête de liberté formelle est une quête de la liberté tout court.

Tâtonner sans douter

Ollie Judge clame donc que Squid est “ailleurs”. Mais où  ? A priori, partout où le groupe n’est pas encore allé. La courte histoire du quintette, formé à Brighton et éduqué à l’improvisation dans les caves jazz de la cité balnéaire de l’East Sussex, nous éclaire sur les tensions permanentes que la bande à Judge s’imposerait presque pour continuer inexorablement d’avancer, contre vents et marées, et contre toute volonté exogène de la faire entrer dans des cases bien trop étroites pour être émancipatrices.

Dès 2016, les 1ers enregistrements qui nous parviennent donnent à entendre une forme d’expression musicale totalement à l’opposé de celle des figures tutélaires de la Britpop et du rock pour jean slim Y2K. Squid est alors déjà “ailleurs”. Lino (2017), 1er EP de trois morceaux, se love dans des atmosphères éthérées sans colonne vertébrale pour mieux répondre dès le deuxième titre à ce désir de cavalcades motorik teintées d’un psychédélisme étrange, presque involontaire, au milieu desquelles flotte une voix embrumée, le genre dream pop.

La rencontre entre Squid et Dan Carey, producteur et fondateur du label laboratoire Speedy Wunderground, sera décisive

Un morceau comme II ressemble ainsi à une rencontre improbable entre les Black Angels et Joy Division, un axe Austin-Manchester assez inédit. Les papes du Krautrock et de la Kosmische Musik, Brian Eno, Talk Talk ou Tortoise semblent déjà davantage résonner chez ces gosses introvertis que Babyshambles.

On l’entend bien, Squid tâtonne mais ne doute pas. La rencontre avec Dan Carey, producteur et fondateur du label laboratoire Speedy Wunderground (on ne va pas refaire les présentations), sera décisive : “Ollie a lu un sujet sur Dan et décidé de lui envoyer un message pour qu’il passe nous voir jouer un soir. Il est venu et, après le concert, il a tout de suite dit qu’il voulait bosser avec nous”, se souvenait en 2019 Louis Borlase, l’autre guitariste du groupe, dans les coulisses du festival Pitchfork.

Jusqu’à la lisière de la transe

Viendront les singles The Dial et Houseplants en éclaireurs pour annoncer la métamorphose de Squid. Les verrous sautent, les guitares sont acérées, raides et anguleuses, le son plus groovy, et Ollie ne cache plus sa voix derrière une batterie de textures diaphanes, il scande, crache, invective.

La règle, c’est la montée progressive jusqu’à la lisière de la transe et du point de rupture. Town Centre (2019), le deuxième EP du groupe, fera le pont avec Bright Green Field (2021), leur 1er album : amples et fracturés, les morceaux qui constituent ces deux disques se distinguent par des structures évolutives, alternant vitesse d’exécution, breaks et changements de rythmes, convoquant cuivres, batteries claires et guitares en plein chassé-croisé.

“Cet album s’intitule O Monolith, parce que ça évoque quelque chose d’étrange, ouvert à l’interprétation” Anton Pearson

“C’était important pour nous d’investir différents territoires et, en même temps, de faire en sorte que le disque s’impose comme un monolithe”, nous confiait Anton Pearson à la sortie de Bright Green Field. “J’ai vraiment dit ça ? Cool !”, s’exclame-t-il deux ans plus tard, tandis que l’on évoque ensemble O Monolith, justement, le nouvel album du groupe. “C’est drôle, parce qu’on avait une chanson qui s’appelait Monolith et que nous n’avions pas gardée sur le disque”, poursuit-il.

“Cet album s’intitule O Monolith, parce que ça évoque quelque chose d’étrange, ouvert à l’interprétation. J’ai pensé à 2001, l’odyssée de l’espace, évidemment, mais ce n’est pas une référence directe. C’est comme être face à un objet qui t’interroge et dans lequel tu peux voir des choses très différentes. Des cercles de pierre, de grands bâtiments, les multinationales de façon plus métaphorique. J’ai l’impression qu’il y avait des liens avec tout cela quand on écrivait ce disque.”

Un monolithe qui vient de loin

Interloqué·es nous sommes, en effet, par ce disque qu’on ne sait pas toujours comment prendre, tant il s’en dégage une impression de décloisonnement total, comme une sorte de tableau abstrait. Les espaces ici ne sont pas clos, mais irrigués par des années d’explorations et de superpositions de couches, de flux en tous genres et de sorcelleries soniques.

Bright Green Field avait quelque chose de claustrophobique, qui faisait écho au temps pandémique, mais aussi aux conditions matérielles de sa réalisation, dans le studio exigu de Dan Carey. O Monolith, qui bénéficie de l’espace luxueux et lumineux du studio de Peter Gabriel, respire, lui, davantage. On s’y engouffre en profondeur, comme des spéléologues dans les cavités grandioses d’un univers interlope. Mais ne nous y trompons pas, O Monolith ne professe en rien un avenir radieux.

C’est sans doute la grande force de Squid, mais aussi de toute la génération dont le groupe est peut-être le chef de file (même si Ollie et Anton, préférant l’autarcie, n’aiment pas bien cette idée d’être les figures visibles d’une quelconque filiation nouvelle), représentée par Black Country, New Road ou encore Black Midi et Jockstrap : ne pas s’attaquer frontalement à l’époque, mais plutôt convoquer une nouvelle géopolitique, un relief autre, pour causer de “l’état merdique des choses à travers un code”, comme le dit Ollie.

“On adore jouer en Europe, mais c’est devenu un enfer de se soucier de tous les aspects bureaucratiques” Ollie Judge

Dans la réalité kafkaïenne de l’après-Brexit

La réalité nous percute de façon d’autant plus évidente qu’elle est déformée à dessein. L’anxiété, la colère, le désœuvrement s’expriment dans ce disque de science-fiction influencé par les rythmes faussement dansants de l’album Remain in Light (1980) de Talking Heads (référence assumée par le groupe) qui dévoile sa nature morbide à la toute fin, quand David Byrne donne l’impression de singer Ian Curtis sur le plombé et zombifié The Overload.

Pas grand-chose ne sépare fondamentalement les Smiths de Squid, finalement. La même résignation suinte de toute cette mécanique en gestation constante. La réalité kafkaïenne de l’après-Brexit a rattrapé la fiction et la fiction sonore, si elle ne répare pas le préjudice, réduit l’écart qui nous sépare de la folie. Ollie nous rapporte qu’après leur tournée des festivals en Europe l’année dernière, il était content de faire un break et savoure de se préparer maintenant à la prochaine tournée au Royaume-Uni.

“On adore jouer en Europe, mais c’est devenu un enfer de se soucier de tous les aspects bureaucratiques. Tout est moins fun, plus cher et l’atmosphère aux frontières est devenue hostile.” Dorénavant, en effet, quand on prend l’Eurostar, on est accueilli par des types patibulaires qui nous demandent ce que l’on vient foutre en Angleterre. Une formalité qui jette un voile paranoïaque sur nos vies. Et si c’était ce visage, le monolithe ? Le plus froid des monstres froids.

O Monolith (Warp/Kuroneko). Sortie le 9 juin. En concert à l’Élysée Montmartre, Paris, le 25 septembre ; au 106, Rouen, le 27.