Patrick Juvet : the queen is dead
Avouons-le tout de suite : Patrick Juvet, ces vingt dernières années, était devenu dans l’inconscient collectif un chanteur pour karaoké, un artiste que ses énormes tubes disco comme Où Sont Les Femmes ? ou I Love America ainsi que ses excès...
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Avouons-le tout de suite : Patrick Juvet, ces vingt dernières années, était devenu dans l’inconscient collectif un chanteur pour karaoké, un artiste que ses énormes tubes disco comme Où Sont Les Femmes ? ou I Love America ainsi que ses excès jet-set avaient totalement phagocyté.
Résumant trop facilement ce compositeur et interprète de génie, soigneusement planqué derrière ses longs cheveux blonds, ses combinaisons androgynes et pailletées, au statut de roi du disco et de one hit wonder.
“Je voulais être connu”
Patrick Juvet est né à Montreux en 1950, il grandit à La Tour-de-Peilz, un petit village suisse, sa mère s’occupe de politique, son père possède un magasin qui vend des radios et des télévisions où Patrick écoute religieusement la pop américaine de l’époque, avec une prédilection pour la soul et le rhythm and blues, et notamment The Platters.
Ses parents le font entrer à l’âge de six ans au conservatoire de Lausanne où il apprend le piano, qui va devenir son instrument de prédilection, et dont il va ressortir avec le 1er prix. Puis il se dirige vers des études aux Arts Décoratifs, mais déjà l’ambiance étriquée, son amour sans borne pour sa mère avare de tendresse, ses rêves grandissants de célébrité, lui conseillent de s’enfuir comme il le déclarait au magazine L’Illustré : “Enfant, je voulais être connu. En lisant Salut les copains, je me suis dit vers l’âge de 14 ans, alors que je composais déjà : ‘Je serais dedans, célèbre ou gigolo, mais je ne travaillerais jamais’. Ce n’est pas un travail, ce que je fais”.
Il a 18 ans, il est grand et mince, il a le visage d’un ange, une allure androgyne renforcée de longs cheveux blonds qui lui valent d’être repéré par une agence de mannequins allemande. Ce n’est pas suffisant pour celui qui veut devenir célèbre, mais surtout faire de la musique et chanter. Il débarque à Paris en 1970, rencontre Eddy Barclay qui signe Romantiques pas mort, un 1er single qui ne rencontre pas le succès qu’il mérite mais pose les bases du “son” Juvet, avec ses mélodies nostalgiques, son piano feutré, son léger groove façon soul blanche et sa voix androgyne et fascinante. Mais Barclay, peu commode, veille au grain et le menace de le renvoyer en Suisse si son prochain single n’est pas un tube.
“Souvent, c’était des tubes”
Juvet abandonne alors ses velléités de compositeur exigeant pour se lancer dans la pop post-yéyé pour les hit-parades de l’époque. “J’ai compris qu’il fallait faire dans la mouvance du moment, racontait-il à L’Illustré, à cette époque, le soir, je m’asseyais au piano avec un coup de rouge et hop, ça venait tout seul. Souvent c’était des tubes. “ Remis dans le rang de la variété naïve de l’époque, il écrit La Musica qui va s’écouler à plus d’1,5 millions d’exemplaires, compose pour Claude François Le lundi au soleil, puis enfile les succès avec Je vais me marier avec qui il représente la Suisse à l’Eurovision, Sonia, Toujours du cinéma, Rappelle-toi minette…
Des rengaines faciles et grand public qui le placent dans le cœur des adolescentes en fleur, en poster central dans le mag Salut les Copains et dans toutes les émissions de variété françaises. Juvet est alors comme il le dit lui-même “un chanteur à minettes“, une position qui si elle lui rapporte succès et argent, ne le satisfait pas artistiquement, persuadé, à raison, qu’il mérite mieux. Mais surtout le fait entrer dans le cercle privé – alcool, drogue et fêtes à foison – dont il ne se dépêtrera jamais de toute sa vie.
L’époque, le milieu des années 1970, est aux révolutions sociétales – débuts du féminisme, lutte pour les droits des homosexuel.les, arrivée de la pilule contraceptive, philosophie du Summer of Love – et Juvet, imprégné de cette atmosphère révolutionnaire prend un malin plaisir à casser son image lissée de beau-fils idéal, apparaissant sur la scène de l’Olympia, pour un show glam, maquillé et habillé façon Ziggy Stardust de Bowie auquel la presse de l’époque assiste les yeux éberlués.
Disco fever
Une métamorphose actée par l’album Chrysalide (1974), ou aidé d’un jeune choriste nommé Daniel Balavoine, il se lance dans une sorte d’opéra-rock agrémenté de chœurs d’enfants, qui tout en désorientant complètement ses fans de la 1ère heure, marque sa transformation en un artiste plus adulte, ambitieux et sulfureux. C’est à la même époque qu’il rencontre Jean-Michel Jarre, alors jeune parolier et dont il va tomber éperdument amoureux, même si ce n’est pas partagé. Avec Jarre aux paroles mais aussi à la production, Juvet achève son virage à 360 degrés, oubliant ses années “chanteur à minettes“ pour une pop futuriste et racée, puisant ses racines dans la soul comme dans le disco, dont émerge le fantastique Où sont les femmes ? (1977). Un tube qui marque les 1ers pas de Juvet dans le disco, le genre qui va faire sa renommée et sa fortune, tout en détruisant petit à petit sa carrière.
Devenue une star internationale, c’est à New York, sur une banquette du Studio 54, l’emblématique boîte de nuit, qu’il fait la connaissance de Jacques Morali, un jeune producteur gay français qui, avec son associé Henri Belolo, a flairé le filon du disco qui explose et a déjà lancé la carrière de The Ritchie Family ou des Village People. Un Morali connu pour sa flamboyance et son bagout, qui entre deux rails de C, balance directement à Juvet : “Aux États-Unis, il n’y a que deux Français qui peuvent réussir : Polnareff et toi”. De cette collaboration naissent deux albums, désormais classiques, Got A Feeling – I Love America (1978) et Lady Night (1978) d’où émergent des tubes disco implacables et qui font passer Juvet dans une autre dimension, internationale cette fois.
Il devient ami avec Andy Warhol, “On a passé des nuits de délire ensemble. Il allait très loin, beaucoup plus que moi, qui ne prenait pas de cachets, juste de l’alcool. Il organisait des soirées assez bizarres, dans des appartements avec de très jeunes garçons… “déclarait-il au magazine Têtu en 2005. Il fréquente également Freddie Mercury et David Bowie : “A l’époque quand les studios de Montreux appartenaient à Queen, on était tous voisins : Bowie, Mercury… Le problème de Freddie, c’est qu’il pensait au cul du matin au soir. Je lui servais un peu de rabatteur dans les clubs. On baisait beaucoup, ça faisait partie du jeu. J’avais des collègues chanteuses, dont je tairais le nom (sauf Grace Jones, car elle s’en fout complètement) qui en profitaient largement. On faisait toc, toc, toc à la porte de notre loge et on nous envoyait une livraison comme on disait ! C’était une période assez folle, pour qu’on soit plus à l’aise pendant les entrevues les attaché.es de presse mettaient du Quaalude dans nos verres. C’est un relaxant musculaire qui, mélangé à de l’alcool, se révèle redoutable. Après avoir bu ça, on pouvait baiser un tronc d’arbre ! Ils m’en filaient dans la limousine avant les émissions de télé. Un jour j’étais tellement défoncé que, lorsque le présentateur d’un show pour la télé américaine m’a demandé si j’avais fait bon voyage, j’ai répondu : ‘Oui, mais il faisait si chaud que j’ai dû ouvrir la fenêtre de l’avion’“.
Still Alive
Juvet s’installe à Los Angeles où il vit la vie château, mais la mort programmée du disco, genre devenu trop commercial, perçu comme trop noir et trop gay, et l’arrivée d’une maladie inconnue, le Sida, marque la fin d’une époque de liberté, de permissivité et d’excès en tout genre tout en signant aussi la descente du Juvet superstar aux enfers. Tombé dans le jeu de la célébrité et des paillettes, de l’argent facile et de la drogue à gogo, dépendant au dernier degré, Juvet essaie sans succès de se refaire une virginité, tout en alternant les cures de désintoxication, avec Still Alive (1980) un album de prog-rock, où il copie maladroitement Bowie, puis Rêves Immoraux (1982), son avant-dernier album, où Juvet semble retrouver son goût pour les balades sophistiquées aux paroles teintés de références homosexuelles, où sa voix androgyne, capable de passer de l’aigue au grave, comme du chic au vulgaire, en une seconde, fait des merveilles.
Retrouvé mort le 1er avril dans son appartement de Barcelone, où il s’était installé il y a plus de vingt ans, Juvet avait régulièrement tenté des come-backs sans succès, au début des années 1990 avec Solitudes, un dernier album au titre prémonitoire et qu’il vaut mieux oublier. Il se produit dans des discothèques de province où, le visage bouffi par l’alcool, il reprend en playback ses hymnes disco, se explique sans filtre dans une biographie Les Bleus aux cœurs et participe dans les années 2000 à la tournée des oubliés de la variété française Âge tendre et Têtes de Bois.
Toutes ces incartades malheureuses ont contribué à nous faire oublier à quel point Juvet, dans les années 1970 et au début des 80’s, fut un personnage flamboyant, largement en avance sur son époque, jouant de son androgynie et de ses tenues extravagantes pour choquer, se proclamant bi à une époque où affirmer son homosexualité pouvait faire capoter une carrière, tout en fictionnant une romance avec Melanie Griffith.
Sans compter ses déclarations sans filtres, comme lorsqu’il expliquait, toujours à Têtu, l’attrait de son postérieur : “J’avais un super cul à l’époque, parce qu’aujourd’hui, à mon âge, il est beaucoup moins beau. Ça a été un gros élément de séduction, mais il a toujours été inaccessible. Je n’ai jamais vraiment aimé ça, vous savez. Moi je suis très fleur bleue, caresses et baisers. C’est certainement pour ça que je ne suis pas mort et que j’ai échappé au Sida.“ Comme si Juvet avait soigneusement entretenue l’amnésie, bloqué en mode repeat sur son personnage d’icône disco, façon de mieux faire oublier qu’il était avant tout un compositeur, mélodiste et interprète de génie, doublé d’un pianiste hors-pair, dont les diggers de bacs de disque d’occasion se partagent les trésors méconnus que sont Les Idées Molles, Rêves Immoraux, Les Lunettes Noires, Les bleus au cœur ou Faut pas rêver.
Tous des morceaux de pop sentimentale, maniérée et sophistiquée, très en avance sur leur époque, et dont l’influence sur la scène française, que ce soit chez Sébastien Tellier, Etienne Daho ou plus récemment La Femme, n’est désormais plus à prouver.