Phoebe Waller-Bridge dans “Indiana Jones” : “Divertir, ce n’est pas un gros mot pour moi”
Le statut de Phoebe Waller-Bridge est unique dans le paysage contemporain du cinéma et des séries. Adulée par les un·es, inconnue pour les autres, elle est sans aucun doute l’une des personnalités les plus influentes de la pop culture contemporaine....
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Le statut de Phoebe Waller-Bridge est unique dans le paysage contemporain du cinéma et des séries. Adulée par les un·es, inconnue pour les autres, elle est sans aucun doute l’une des personnalités les plus influentes de la pop culture contemporaine. C’est en 2016 que cette Londonienne d’alors 30 ans voit sa carrière prendre un 1er tournant avec la sortie, quasi simultanée, de la mini-série Crashing sur Channel 4 puis Netflix et de la 1ère saison de Fleabag sur la BBC puis Prime Video.
Créatrice, productrice, showrunneuse, scénariste et actrice principale des deux shows, elle pose les bases d’un style Waller-Bridge : un humour noir reposant en partie sur un sens aigu de l’observation des injonctions à la féminité, une sensibilité d’écorchée vive dissimulée derrière une crâne irrévérence, une tendre satire des trentenaires branché·es (dont elle ne s’exclut pas) et une façon d’inclure les spectateur·rices avec des adresses directes à la caméra.
It girl de l’entertainment
Un Bafta, deux Golden Globes et trois Emmy Awards plus tard, les propositions pleuvent. On l’imagine future tête pensante d’une foule de séries, à l’image de ce qu’elle fera sur Killing Eve, mais elle surprend en ne voulant se séparer d’aucune casquette. La même année que la série d’action portée par Jodie Comer et Sandra Oh, elle prête sa voix et son corps à la brève apparition d’un robot humanoïde dans Solo: A Star Wars Story (2018). Et on la retrouve aujourd’hui comme actrice dans le cinquième opus d’Indiana Jones réalisé par James Mangold (Logan, Le Mans 66), aux côtés d’Harrison Ford et de Mads Mikkelsen dans le rôle du méchant. Elle interprète Helena, filleule du professeur confronté en 1969 à une nouvelle aventure mettant à mal son corps usé.
En à peine sept ans de carrière, Phoebe Waller-Bridge aura donc : créé l’une des séries les plus acclamées des années 2010 (Fleabag) ; inventé l’un des seuls personnages de tueuse en série du petit et du grand écran (Killing Eve) ; tué James Bond (en tant que coscénariste de Mourir peut attendre) ; fait salle comble avec un one-woman-show (la déclinaison théâtrale de Fleabag) ; vu son nom au générique d’un Star Wars ; officié en tant qu’hôtesse du Saturday Night Live ; signé un juteux contrat de 60 millions de dollars avec Amazon ; été la partenaire d’Harry Styles dans le clip de Treat People with Kindness et interprété le personnage féminin principal du dernier Indiana Jones, intitulé Le Cadran de la destinée.
Avant qu’elle ne remette sa casquette de scénariste pour une adaptation à venir, et en série, de Tomb Raider et qu’elle achève ainsi un cycle dans lequel elle aura dépoussiéré les imaginaires du cinéma d’action, elle revient avec nous sur son incroyable parcours. Rencontre avec une icône qui s’ignore.
Que représente pour vous la saga Indiana Jones ?
Phoebe Waller-Bridge — J’ai grandi avec. Je me souviens que la franchise faisait partie du décor de mon enfance. Nous regardions les films chaque année, en famille et à Noël. Pour moi, il s’agissait d’une version alternative du héros de films d’action, et c’est ça que j’appréciais tant. Lorsqu’il tombait, il souffrait, il râlait tout le temps, il avait peur des serpents, il avait le sens de l’humour… en fait on avait l’impression qu’il ne voulait pas être là. Pour moi, Indiana Jones est un personnage profondément comique. Je me souviens aussi du coup de poing que Marion Ravenwood donne à Indiana Jones dans Les Aventuriers de l’arche perdue, j’exultais intérieurement.
En parlant des personnages féminins de la franchise, ils ont toujours été à l’opposé de l’archétype de la James Bond girl…
Oui, complètement. Déjà, elles sont souvent dotées d’un cerveau puissant puisqu’elles sont archéologue, cheffe militaire ou patronne de taverne. Ensuite, elles sont énervées par Indiana Jones la plupart du temps et elles le lui font clairement savoir – j’adore ça ! C’est une féminité très différente, bien qu’on reste vraiment dans les clichés de l’acolyte féminin. Mon personnage, Helena, est très intelligent, mystérieux et complexe. Pour cela, je dois rendre hommage aux scénaristes du film.
En tant que scénariste, avez-vous eu la tentation et la possibilité de modifier vos répliques ?
Je les ai acceptées telles quelles parce que le scénario est brillant. Nous avons dû couper des bouts avant le tournage et James [Mangold] m’a vraiment impliquée à ce moment-là. Mais en tant qu’actrice, j’apprécie que mon rôle soit défini. Évidemment, mon travail en tant que scénariste, productrice et créatrice m’aide à forger mes personnages ; dans ce cas précis, j’ai été consultée sur les réécritures mais je ne l’ai pas fait moi-même. J’aime être simplement actrice.
“Il y a en ce moment à Hollywood un désir de changement, particulièrement sur la représentation des personnages féminins”
Vous vous êtes créé une place assez unique dans l’histoire du cinéma et des séries, à cheval entre plusieurs mondes : le petit et le grand écran, devant et derrière la caméra, dans la création indie pointue et dans l’exploitation la plus mainstream. Pourquoi est-ce si important pour vous d’être un électron libre ?
Lorsque vous le dites comme ça, ça paraît étrange en effet, même pour moi ! Je ne prends pas souvent de recul sur ma carrière, mais j’ai tout de même conscience d’avoir une immense chance de pouvoir à ce point naviguer entre plusieurs mondes. Je n’aurais jamais imaginé, même dans les rêves les plus fous dans ma chambre d’adolescente, jouer un jour dans Indiana Jones. Je ne me suis d’ailleurs jamais vue comme une actrice de blockbuster. Me choisir n’a rien d’anodin, j’en ai conscience. Il y a derrière ce choix de prendre la personne qui incarne Fleabag une volonté de représenter de “nouvelles voix”, même si je déteste cette expression. Il y a en ce moment à Hollywood un désir de changement, particulièrement sur la représentation des personnages féminins. Mais malgré la surprise, je n’ai pas hésité une seconde avant d’accepter, j’ai pour habitude de suivre mon instinct.
Phoebe Waller-Bridge dans “Fleabag” © BBCAvez-vous le sentiment que nous sommes à un tournant dans l’histoire du cinéma en termes de place que prennent les femmes ?
Oui, pour moi cette révolution est en train d’avoir lieu, mais elle a débuté sur le petit écran. Les gens ont été excités par une nouvelle façon d’écrire des histoires. De mon point de vue, il s’est produit dans les années 2010 à la télévision ce qu’il s’est produit au cinéma dans les années 1970, c’est-à-dire un extraordinaire renouvellement des langages et des créateurs. Aujourd’hui, le streaming s’est tellement développé qu’il a volé au cinéma sa place de leader dans l’entertainment. Mais dans le même temps, les écritures se sont standardisées pour remplir le cahier des charges d’un blockbuster. Par effet mécanique, les personnes les plus à l’avant-garde se sont retournées vers le cinéma qui a désespérément besoin d’elles. Ce qui se produit aujourd’hui est donc particulièrement excitant.
Ces derniers mois j’ai, par exemple, beaucoup aimé Tár ou Sans filtre. Mais ce sentiment de renaissance est aussi perceptible dans Indiana Jones et le Cadran de la destinée d’une certaine façon. L’élection de Jeanne Dielman… de Chantal Akerman, l’un de mes films préférés ever, en tant que meilleur film de tous les temps est pour moi un signe très encourageant sur l’état du cinéma contemporain. Il s’agit d’un encouragement à tous les cinéastes à faire des films audacieux et personnels, et aussi un encouragement à l’industrie pour qu’elle soit réceptive à de telles propositions.
“Des films comme ‘Jeanne Dielman’… inventent des espaces pour que des personnes qui ne se sont jamais senties en sécurité dans une image puissent enfin se sentir comme chez elles dans un film”
N’êtes-vous pas inquiète par le backlash que déclenche cette révolution ? Je pense aux commentaires négatifs entourant l’élection de Jeanne Dielman… ou même aux attaques contre votre version dépoussiérée de James Bond…
La nostalgie est un sentiment très puissant de nos jours. Certaines personnes sont prêtes à tout pour que leur ancienne vision du monde ne soit pas menacée. Les auteurs de telles attaques me font penser à de grands enfants paniqués par la façon dont tout ce qui les faisait se sentir en sécurité dans leur plus jeune âge est en train de se transformer. Aujourd’hui, on propose au public de développer de l’empathie pour des formes de récit auxquelles il n’est pas toujours habitué. Certains n’en sont pas capables. Ce n’est pourtant pas compliqué à comprendre. Des films comme Jeanne Dielman… inventent des espaces pour que des personnes qui ne se sont jamais senties en sécurité dans une image puissent enfin se sentir comme chez elles dans un film.
Ces dernières années, avec votre travail de créatrice sur Killing Eve, de scénariste sur James Bond, d’actrice sur Indiana Jones et bientôt de productrice et scénariste sur l’adaptation en série de Tomb Raider, vous vous êtes focalisée sur le genre du film d’action. Pourquoi ?
Pour être honnête, je ne me suis pas aventurée dans ce genre pour le changer radicalement. J’y ai d’abord vu des opportunités pour l’humour, pour le danger, pour l’amusement, pour les facéties… Mon but est d’abord de divertir les gens, avec intelligence et en accord avec ce que je pense, mais il s’agit d’abord de divertissement. Divertir, ce n’est pas un gros mot pour moi. J’ai naturellement été attirée par le cinéma d’action parce qu’il s’y passe toujours un milliard de choses, les enjeux y sont si forts. ll s’agit aussi d’un équilibre. J’ai passé les quatre 1ères années de ma carrière à écrire Crashing et Fleabag, deux séries qui sont l’antithèse du cinéma d’action, puis les années suivantes à jouer avec des personnages pouvant véritablement mettre un couteau sous la gorge de quelqu’un.
Jodie Comer dans “Killing Eve” © Sid Gentle Films… Et pas seulement pour faire une blague à son petit ami, comme dans cette scène culte où Fleabag le surprend avec un couteau et une cagoule sous la douche…
Oui haha, c’est exactement ça. Cette scène montre bien à quel point les deux registres sont opposés. Fleabag est une série où l’enjeu est la parole, alors que dans Killing Eve ou James Bond, ce sont les actes qui comptent. Mais après avoir beaucoup travaillé dans le genre de l’action, j’ai hâte de pouvoir revenir à un registre où je pourrais à nouveau utiliser les mots comme des couteaux.
Où en est votre adaptation de Tomb Raider en série pour Amazon ?
Nous sommes encore en développement. Après avoir travaillé sur James Bond et Indiana Jones, j’ai le sentiment d’avoir emmagasiné tout ce dont j’ai besoin pour mener ce projet à bien. J’ai beaucoup joué au jeu vidéo Tomb Raider adolescente. Ce sera drôle et bizarre je l’espère.
“Cela va vous sembler bête mais, à 10 ans, j’étais obsédée par ‘Bernard et Bianca au pays des kangourous’”
Lorsque vous étiez adolescente justement, étiez-vous déjà amatrice de cinéma d’auteur ? Que regardiez-vous ?
Cela va vous sembler bête mais, à 10 ans, j’étais obsédée par Bernard et Bianca au pays des kangourous. C’est un vrai film d’aventure où deux souris new-yorkaises vont aider un petit garçon australien capturé par un braconnier. Je crois que si j’ai été tellement encline à m’investir dans le cinéma d’action, cela s’explique en partie par ma fascination pour ce film. Je pouvais sentir l’influence de Bernard et Bianca en faisant Indiana Jones. Ils partagent cette idée que rien n’est impossible, même pas traverser un continent sur le dos d’un oiseau ou arrêter un tank à main nue comme dans La Dernière Croisade. Par la suite, beaucoup de films ont compté, de Cinq Pièces faciles de Bob Rafelson aux comédies de Nora Ephron [scénariste de Quand Harry rencontre Sally et réalisatrice de Vous avez un mess@ge], en passant par les James Bond, Taxi Driver de Martin Scorsese, Alfie, le dragueur avec Michael Caine ou Les Désemparés de Max Ophüls.
Aujourd’hui, vous travaillez sur des tournages avec des enjeux financiers et scénaristiques énormes. Avez-vous le désir de revenir à des projets plus intimes comme Fleabag ?
L’opportunité que j’ai avec Tomb Raider représente pour moi la fin d’un cycle, l’aboutissement d’un travail dans le cinéma de genre, au cœur d’Hollywood. Avec ce projet, j’espère aller au bout de ce que je veux expérimenter dans le genre du récit d’aventure. Une fois que j’aurai fait ça, j’ai très envie de revenir à des histoires plus intimes.
Indiana Jones et le Cadran de la destinée de James Mangold, avec Phoebe Waller-Bridge, Harrison Ford, Mads Mikkelsen (É.-U., 2023, 2 h 22). En salle le 28 juin.