Photo, activisme et OxyContin : Laura Poitras rend un hommage vivant et vibrant à Nan Goldin
Lion d’or surprise de la dernière Mostra et favori pour l’Oscar du meilleur film documentaire, Toute la beauté et le sang versé s’ouvre sur deux événements à 1ère vue sans rapport : le suicide de la sœur aînée de Nan Goldin alors que cette...
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Lion d’or surprise de la dernière Mostra et favori pour l’Oscar du meilleur film documentaire, Toute la beauté et le sang versé s’ouvre sur deux événements à 1ère vue sans rapport : le suicide de la sœur aînée de Nan Goldin alors que cette dernière n’a que 11 ans et la lutte que mène la photographe pour que les plus prestigieux musées du monde cessent d’accepter et d’afficher en grosses lettres le mécénat de la dynastie Sackler, grande responsable de la crise des opiacés aux États-Unis. La fortune des Sackler, propriétaires de la société pharmaceutique Purdue, s’est en partie bâtie grâce à la commercialisation massive de l’OxyContin, un puissant antalgique appartenant à la famille des opioïdes. En vingt ans, on estime à un demi-million le nombre d’overdoses mortelles causées par ce médicament prescrit pour les douleurs les plus banales.
C’est après avoir elle-même échappé de peu à une overdose que Nan Goldin s’est rendue en cure de désintoxication, avant de créer Prescription Addiction Intervention Now (P.A.I.N.), un collectif organisant des happenings militants hérités d’Act Up (comme le die-in) dans les musées soutenus par les Sackler. Chapitré en sept tronçons, Toute la beauté et le sang versé est le récit d’une lutte tissé dans les mailles d’une autobiographie orale et d’une monographie. Chaque segment est divisé en deux parties, l’une contemporaine et constituée du filmage des actions et d’entretiens avec des militant·es, des journalistes, des galeristes et des artistes engagé·es dans P.A.I.N. et l’autre passée, principalement composée des diaporamas caractéristiques du travail de la photographe (mais aussi d’archives et d’extrait de films), sur lesquels est posée la voix-off de Nan Goldin faisant le récit de sa vie par le menu.
Une lumineuse oraison funèbre
À la fois chronique intime, balayage de l’histoire du New York underground des années 1970-1980 et pamphlet contre l’impunité dont jouissent les puissant·es, à l’instar de Citizenfour (2014), antépénultième film de Laura Poitras, Toute la beauté et le sang versé est, malgré la charge parfois à gros sabots de son activisme, un objet plus complexe qu’il n’y paraît. La cinéaste prolonge d’abord l’antinomie de son beau titre à l’intérieur du documentaire, tout à la fois une ode à la vie et un mausolée.
Le 1er lien qui fait tenir le film ensemble est celui de la difficulté à vivre et la probabilité de mourir lorsqu’on souffre de troubles psychiatriques mal pris en charge comme la sœur de Nan Goldin, quand on meurt du sida dans l’indifférence des pouvoirs publics comme ses ami·es, ou lorsqu’on finit par se donner soi-même la mort à cause d’une addiction favorisée par un médicament dont les dangers ont été ignorés par souci de rentabilité économique, dans la même indifférence étatique. Le film est un cimetière où sont notamment inscrits les noms de Barbara Goldin, David Armstrong, Cookie Mueller, Peter Hujar, David Wojnarowicz et ceux des morts dus à l’OxyContin. Mais un cimetière d’une beauté ahurissante, fleuri, célébrant des vies menées tambour battant et à la marge.
Car, au fil des rencontres, Nan Goldin a trouvé dans la communauté LGBTQIA+ une seconde famille. Elle a été l’une des figures d’un âge d’or de la contre-culture new-yorkaise dont elle a capturé l’énergie queer, désargentée, trash, fêtarde, junkie, hédoniste et libre. La façon dont le film fait coexister souffrance et joie est prodigieuse. Elle prononce une phrase qui saisit, avec un sens aigu de la formule, la bipolarité de ce sentiment : “Nous utilisions l’humour comme un mécanisme de survie”, propos dont on se dit qu’il constitue une belle définition du camp.
Faire disparaître des grands musées la plaque sur laquelle est inscrit le nom de Sackler
Si Toute la beauté et le sang versé est une lumineuse oraison funèbre visant à inscrire au fronton des injustices les noms des mort·es de l’OxyContin, le film sait qu’on n’ajoute pas sans effacer. Le projet militant qu’il documente vise en effet à opérer un transfert de visibilité en faisant disparaître des grands musées la plaque sur laquelle est inscrit le nom de Sackler (par exemple, l’aile Sackler du MET ou le centre pédagogique Sackler du Guggenheim). En cela, il se rapproche de la cancel culture du “mouvement woke”, telle que la définit Laure Murat dans son brillant essai Qui annule quoi ?, paru l’an dernier : “Un mode d’expression et de protestation, composé de discours et d’actions concertées relevant de droits politiques : manifester, boycotter, lancer des alertes.”
Le pouvoir des images
Loin d’être un effacement aveugle, le documentaire montre à quel point la disparition du nom des Sackler est à replacer dans un intense rapport à l’histoire, celle des luttes de santé publique, de l’impunité des puissant·es et plus largement d’une culture de la domination patriarcale. “Tous les riches craignent qu’on se penche sur leur argent sale”, finit par dire Nan Goldin pour souligner un important angle mort du monde de l’art, celui de l’odeur de l’argent qui finance les institutions. Le film fait voler en éclats ce tabou du mécénat en jouant sur les armes qui ont toujours été celles de Nan Goldin : le tissage d’un puissant réseau d’amitiés, notamment sororales, et la croyance en l’extraordinaire pouvoir des images qui découle de ces amitiés.
Toute la beauté et le sang versé de Laura Poitras (é.-U., 2022, 1 h 57). En salle le 15 mars.