Pourquoi Emmanuel Macron critique-t-il le mode de rémunération des plateformes de streaming musical ?
“J’aimerais peut-être voir des chanteurs comme Étienne Daho ou Barbara Pravi gagner un peu d’argent en même temps que Taylor Swift, pour que ce ne soit pas à sens unique. Le modèle des streams est aujourd’hui biaisé”, a déclaré Emmanuel Macron...
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“J’aimerais peut-être voir des chanteurs comme Étienne Daho ou Barbara Pravi gagner un peu d’argent en même temps que Taylor Swift, pour que ce ne soit pas à sens unique. Le modèle des streams est aujourd’hui biaisé”, a déclaré Emmanuel Macron à Variety. Mais quel est le modèle de rémunération biaisé dont il cause ? Quelles solutions alternatives peuvent être apportées ? François Moreau (non pas notre journaliste musique, mais le chercheur et professeur) nous éclaire sur les notions de “market-centric”, “user-centric” et “artist-centric”.
Dans son entrevue pour Variety, Emmanuel Macron dit que les artistes moyen·nes sont moins rémunéré·es au profit des gros·ses artistes sur les plateformes de streaming musical. Pourriez-vous nous expliquer ce que le chef de l’État critique à travers ce mode de rémunération qu’il juge “biaisé” ?
François Moreau – Le modèle historique de rémunération en matière de streaming musical est le market-centric. La somme totale des prix des abonnements est reversée à chaque artiste en fonction du pourcentage des streams qu’elle ou il a générés chaque mois. C’est-à-dire que les artistes aux audiences peu intensives sont moins rémunéré·es au profit des artistes dont les audiences sont très intensives. C’est ce que critique Emmanuel Macron. Par exemple, pour la plupart des client·es français·es, une part de leur abonnement part chez Jul (7 631 297 d’auditeur·rices par mois sur Spotify) alors qu’elles et ils ne l’écoutent jamais. Son audience est jeune et génère beaucoup de streams, car parfois elle laisse tourner ses morceaux sans réellement les écouter.
C’est un système que Spotify a mis en place dès 2008. Ça a toujours été comme ça, personne ne s’en est jamais réellement préoccupé car cela ne générait quasiment pas de revenu. Aujourd’hui, les sommes sont plus conséquentes quand on regarde l’ampleur du streaming musical.
Quelle est la solution alternative à ce modèle de rémunération ?
La solution historique qui est promue d’un point de vue académique depuis plusieurs années, puis par Deezer depuis quelques temps maintenant, est le user-centric. C’est un système beaucoup plus simple : l’abonnement de chaque utilisateur·rice rémunère l’artiste qu’elle ou il écoute. C’est comparable à l’acquisition d’un CD. Quand on achetait un disque physique, l’argent allait à l’artiste qu’on écoutait, et non à Johnny Hallyday qui vendait le plus de CD en France.
Seulement, les majors de la musique semblent relativement frileuses à l’idée d’implanter le système user-centric. Par exemple, le rap serait fortement pénalisé. Les auditeur·rices de cette musique génèrent de nombreux streams, ce qui, dans le système actuel, créé une distorsion en faveur des artistes qu’elles et ils écoutent. Pour les maisons de disques, politiquement, le user-centric est donc délicat. C’est injustifiable d’expliquer que des jeunes rappeur·ses, souvent issu·es de minorités, vont voir leurs revenus amputés au profit de vieux blancs…
Quel système les maisons de disques ont-elles proposé face à cela ?
Les majors essayent de promouvoir le système artist-centric, actuellement testé par Deezer. Ce n’est pas adopter le principe de répartir l’argent en fonction de chaque abonnement, ce qui est encore une fois purement logique, mais essayer d’établir des règles qui semblent justes. Par exemple, rémunérer davantage les musicien·nes professionnel·les que les artistes amateur·rices. Donc, de réduire la somme perçue par les personnes qui font moins de 1 000 streams par mois.
Puis, on va davantage rémunérer les streams dits organiques, c’est-à-dire quand c’est l’utilisateur·rice qui choisit d’écouter telle musique plutôt que les recommandations algorithmiques de la plateforme. Finalement, ça ne change pas grand-chose par rapport au modèle market-centric.
Emmanuel Macron préfèrerait donc un système de rémunération user-centric ?
Oui, ce qu’il y a derrière ce que dit Emmanuel Macron dans son entrevue pour Variety, c’est le user-centric. C’est l’idée que les artistes soient rémunéré·es seulement par les utilisateur·rices qui les écoutent vraiment. Quand il dit que l’essentiel de l’argent ne va pas aux artistes qu’on écoute, c’est clairement ce qu’essaye de régler le user-centric. Le système artist-centric ne résout pas ça.
Dans le fond, quand il dit qu’il aimerait voir “des chanteurs comme Étienne Daho ou Barbara Pravi gagner un peu d’argent en même temps que Taylor Swift”, est-ce qu’il insinue que le système de rémunération market-centric nuit au rayonnement des artistes français·es ?
Alors, c’est paradoxal parce qu’actuellement, en musique urbaine, les plus écouté·es et rémunéré·es à l’ère du market-centric sont des artistes français·es. Comme Jul par exemple, dont je parlais avant. Si on regarde de manière un peu basique les 1ers résultats qui sont apparus après la mise en place du user-centric, on se rend compte que ce système nuirait à la musique française, puisqu’il désavantagerait les artistes de musique urbaine qui sont français·ses. Mais finalement, oui, le user-centric avantagerait d’autres musicien·nes français·es qui possèdent des fan bases solides, mais qui génèrent moins de streams.
On sait qu’en 2024, il est question de créer une taxe des plateformes de streaming musical au profit du Centre national de la musique (CNM). Récemment, Spotify sondait ses utilisateur·rices quant à une possible augmentation du coût de leur abonnement. Serait-ce pour mieux rémunérer les artistes ou pour être rentable face à la future taxe ?
En effet, cette augmentation des abonnements existerait simplement pour répercuter l’augmentation des coûts sur les consommateur·rices comme le ferait n’importe quelle entreprise. Par contre, ce qu’on a exploré dans une autre recherche, c’est que ces dernier·ères pourraient être sensibles à une meilleure rémunération des artistes. On avait montré, avec des collègues allemand·es, que les plateformes pourraient augmenter leurs prix dans une démarche plus vertueuse vis-à-vis des artistes. Faire plus payer pour mieux rémunérer : un peu comme dans le commerce équitable.
Pensez-vous que nous allons vraiment vers la fin du modèle de rémunération market-centric ?
Oui, on commence à en sortir. Spotify a décidé de mettre un seuil à 1 000 streams (sur le modèle de l’artist-centric), sous lequel elle ne rémunèrerait plus. Enfin, ce n’est pas très bien expliqué : on ne sait pas si c’est 1 000 streams par mois, par an, si c’est planétaire, par pays… Les équipes de la plateforme sont restées très floues sur le système. Sans doute volontairement.
Ce qui fait bouger les choses, c’est aussi le cas des fraudes, des fausses écoutes. Récemment, il y a eu cet homme aux États-Unis, accusé d’avoir détourné 10 millions de dollars de royalties. Il a créé des faux comptes Spotify, a ensuite généré de faux morceaux à l’aide d’une intelligence artificielle, qu’il a fait tourner grâce à des robots les écoutant en permanence. Dans un système market-centric, cette fraude fonctionne très bien. Effectivement, le fraudeur touche une somme selon le nombre d’écoutes générées, qui est bien plus importante que le coût des faux abonnements qu’il a payé pour mettre en place la fraude. Dans un système user-centric, cela devient obsolète : il ne toucherait que le coût de ses faux abonnements (qu’il a payés), moins les 30 % pris par Spotify.
Les plateformes sont tout de même sensibles à cela. La question n’est plus : “Allons-nous rester au market-centric ?”, car pour à peu près tout le monde, ce n’est plus défendable, mais plutôt “Allons-nous vers le user-centric ?”, un système un peu plus vertueux. Ou bien on pourrait aller vers des modes hybrides comme l’artist-centric, car on peut penser que l’objectif n’est pas vraiment de changer la répartition des rémunérations.