Pourquoi il faut revoir “Possession”, le film hanté d’Andrzej Zulawski 

A quoi reconnait-on un film culte ? A sa postérité, à sa réhabilitation tardive, à ses adeptes nombreux ou est-ce à son bruit et à sa fureur ? Probablement, un peu tout à la fois. "Un film a neuf vies, comme un chat. Les films tombent en désuétude,...

Pourquoi il faut revoir “Possession”, le film hanté d’Andrzej Zulawski 

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A quoi reconnait-on un film culte ? A sa postérité, à sa réhabilitation tardive, à ses adeptes nombreux ou est-ce à son bruit et à sa fureur ? Probablement, un peu tout à la fois. "Un film a neuf vies, comme un chat. Les films tombent en désuétude, on les oublie puis ils reviennent en force" confiait, un jour, Andrzej Zulawski à Daniel Bird, dans le supplément DVD de La Troisième partie de la nuit. Aujourd’hui Possession revient "en force", restauré dans une toute nouvelle version. Et avec lui ressurgissent ses démons intérieurs.

Sorti en 1981, Possession, le film d’Andrzej Zulawski est assurément un film culte, adulé ou décrié, il porte l’étiquette un peu passée de cette catégorie-là. Le cinéaste polonais y filme l’implosion d’un couple comme la fin d’un monde, comme un chaos permanent où se mêlent des histoires de double et de monstres, plantées dans une Europe, elle aussi, ravagée. Possession est un film purgatoire, à la fois blasphématoire et divin, dans lequel les passions s’expient dans les cris et le fracas des corps, aspergés de boue et de sang. C’est une ronde macabre de pureté et de saleté, de grâce et de monstruosité, d’amour et de violence.

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Un film hanté 

C’est que le film d’Andrzej Zulawski est un film hanté. D’abord hanté par la vie privée de son auteur, hanté par sa propre légende : l’écriture d’un scénario semblable à un exorcisme, achevée à New York par un homme seul et alcoolisé, tout juste séparé de la femme avec laquelle il partageait sa vie. Hanté aussi par la grande histoire, celle de la deuxième moitié du vingtième siècle, de ses massacres, de ses états totalitaires, hanté par le communisme et la censure subie par Zulawski, obligé de quitter son pays natal, la Pologne, alors qu’il s’apprête à achever le tournage de l’adaptation de Sur le globe d’argent, roman de son grand-oncle Jerzy Zulawski. Hanté enfin parce que tout dans Possession, chaque centimètre de sa peau, de ses zones d’ombre, de ses recoins défraîchis, semble imprégné d’un poison.

L’air y est lourd, suffocant. Pour incarner le délitement de ce couple, Zulawski choisit le décor de Berlin, encore traversée par son mur, ville meurtrie, coupée en deux comme un cœur brisé. Berlin que Zulawski fige en un désert gris et carcéral. La ville est ici le témoin spéculaire d’une séparation annoncée dès l’ouverture du film où la caméra à la fois distante et agitée de Zulawski filme les retrouvailles d’un couple, Anna (Isabelle Adjani) et Mark (Sam Neill) déjà comme une impossibilité d’être à deux, de tenir dans le même cadre - et quand ils y parviennent, au lit, après un sexe triste, la caméra glisse et s’échappe.

Dans Possession, film instable, en mouvement perpétuel, les corps d’Isabelle Adjani et de Sam Neill ne se rencontrent plus que dans la violence des coups. Possession est aussi un film de morts-vivants, de pantins exsangues manipulés par un cinéaste démiurge. Un cauchemar éveillé, un film de crise et de lutte, où les forces du bien et du mal s’affrontent.

Cannes 1981

Mai 1981. C’est la première fois que Zulawski foule le sol Cannois. Evidemment Possession sera l’un de ses scandales qui ont fait l’histoire du festival. Le film est acclamé et conspué tandis que lors de la première fusent quelques "salope, salope!" adressés à son actrice, Isabelle Adjani. Elle recevra le prix d’interprétation féminine pour ce rôle ainsi que pour celui qu’elle incarne chez James Ivory (Quartet), également en lice pour la Palme d’Or, décrochée cette année-là par Andrzej Wajda et son Homme de fer, mentor de Zulawski qui fut son assistant. L’année d’après, Adjani décroche son premier César, toujours avec Possession.

Dans la presse, les avis sont partagés. Le journal le Monde annonce la couleur : "Possession, a traumatisé le Festival." Dans ses colonnes, le critique de cinéma, Jean de Baroncelli, s’affiche comme fervent défenseur d’un film "ténébreux, nauséeux, vertigineux (…) visionnaire, une œuvre où s'entremêlent les passions humaines et les vieilles terreurs métaphysiques." Dans le dédale passionnel et mortifère crée par Zulawski, les critiques de cinéma démantèlent des signaux, épinglent des références. Ici un peu de Cronenberg, de Buñuel, de Polanski, là du Bacon, du Kafka… En 1983, Vincent Canby, critique de cinéma au New York Times, parle, lui, d’un film "d’horreur intellectuel" vide de sens. Sur Adjani, la sentence est aussi sévère : "Je ne suis pas sûr que Miss Adjani ait mérité son prix de Cannes pour son jeu d'acteur, mais elle le méritait pour quelque chose, peut-être de savoir jongler."

A l’époque, Zulawski n’est pas à son premier fait d’armes. Son dernier film, L‘important c’est d’aimer avec Romy Schneider est aussi, à sa manière un film de possession et d’emprise. Le cinéaste s’est déjà bâti une solide réputation d’artiste sulfureux et survolté, dont les détracteurs aiment à pointer le bouillonnement d’une série de films à la fois "remarquée et descendue par la critique en raison de ses enflures narratives, de son baroque de pacotille, d'une provocation facile" comme l’écrira quelques années plus tard Louis Skorecki dans les colonnes de Libération.

Du côté des Cahiers du Cinéma, en août 1981, quelques mois après le festival, Pascal Bonitzer est plus nuancé, partagé entre l’agacement provoqué par le symbolisme outrancier du film, sa "complaisance un peu sordide pour la violence et l’abjection" et sa véritable puissance esthétique, sa force de fascination et d’incarnation, son "mouvement vertigineux de fuite en avant." Au début du texte, le critique et cinéaste s’interroge "est-ce qu’on n’a pas déjà vu ça maintes fois ?" mais surtout : "est-ce que c’est vraiment ça qui nous accroche?" Pertinente question pour un film qui nous agrippe par le col, nous ordonne de le suivre, en même temps qu’il se dérobe, se détache de toute logique de netteté de narration, de compréhension.

"Même pas en cauchemar"

Alors qu’est-ce qui accroche dans Possession ? Peut-être avant toute chose, la couleur bleue, ce "bleu exact des yeux" d’Adjani, comme l’écrivait Hervé Guibert ce même mois de mai 1981, auquel tout le film de Zulawski s’accorde : bleu de la moquette, des murs, du ciel, robe bleue, bleu profond comme un pull marine. Ce bleu c’est évidemment aussi celui de Bruno Nuytten, métallique et envoûtant, l’empreinte de son talent de chef opérateur. Avec Possession, Adjani forge une nouvelle facette de son jeu. Le film façonne une image autre de l’actrice, capable de pénétrer dangereusement la peau d’un personnage, d’en côtoyer les extrêmes. Ce qui accroche c’est sans doute aussi l’état de stupéfaction, de sidération qu’offre son spectacle, à elle, effarée, qui outrepasse la simple performance. Elle y est en transe, dans un état second. Ce qui parle ce n’est plus elle mais son subconscient, son refoulé qui perle comme un liquide toxique. Dans ce jeu dangereux, Adjani tient sur un fil, elle trébuche, se perd et pourtant elle tient.

Film hanté mais avant tout film de vampire. Possession ne parle que de ça, d’emprise, d’absorption, d’un corps, d’un être, d’une actrice. Adjani connaît pourtant bien cette figure de nuit. Elle l’a côtoyée chez Herzog dans son remake de Nosferatu. Elle a même été vampire, de manière détournée, presque innocente, chez Truffaut dont elle a totalement mangé, par son jeu expressif, L’histoire d’Adèle H, jusqu’à en déposséder son auteur pour en faire son film à elle.

Dans Possession, c’est elle qui est sous emprise : "J’étais très consciente de la perversité qui se jouait. A la fois ça me dégoûtait, et en même temps j’ai fait la soumise dans la grotte, j’ai marché dans le long tunnel qui menait à ce que devait être le film" déclarait-elle aux Inrocks, en 2018. Pourtant, c’est elle l’autrice, la génitrice, de l’une des scènes les plus marquantes du film, celle du métro où son corps convulse alors qu'elle déambule seule dans les couloirs. Adjani atteint là une forme de limite absolue dans ce que peut donner un acteur·rice. Dans son livre consacré au film, (Possession d’Andrzej Zulawski, Tentatives d’exorcisme), le critique et journaliste Jérôme d’Estais détaille les coulisses de la scène tournée à "cinq heures du matin, dans le froid". Adjani est malmenée "arrosée de liquides divers". Le cinéaste polonais le reconnaîtra : la scène du métro est l’œuvre d’Adjani, "sa création", "un film dans le film".

Revoir Possession aujourd’hui

Voir Possession aujourd’hui, le revoir avec des yeux neufs, éclairés de ce dont il a beaucoup été question ces derniers mois, ces dernières années au cinéma et ailleurs, provoque un trouble, une agitation nouvelle, différente du désordre suscité par ses premières et toujours sidérantes visions. Le revoir, c’est aussi mesurer combien son outrancière exubérance lui donne une dimension quasi comique. Aujourd’hui, Possession apparaît plus que jamais comme un film "au passé", régi par un système de croyance dans lequel l’acte de création ne peut que s’éprouver et se réaliser dans la douleur. Zulawski ne s’en cachait d’ailleurs pas : un film c’est "une grenade qui pulvérise vos intestins" disait-il en 1997. En réaliser un, c’est naturellement l’enfanter dans la souffrance. De ce rapport masochiste à son art, Zulawski en a tiré la matière même de son œuvre.

Possession aurait-il été autre si le tournage avait été différent ? Si le cinéaste avait été plus tendre avec ses comédien·nes, s’il n’avait pas comme on travaille un matériau pour l’assouplir, le modeler à sa guise, épuisé ses acteurs·rices, s’il ne les avait pas les essoré·es jusqu’à les transformer en parfaites et magnifiques marionnettes de son œuvre ? Toujours dans Tentatives d’exorcisme, Jérôme d’Estais décrit un tournage terrible et les hautes exigences d’un cinéaste auxquelles Isabelle Adjani, "petit soldat parfait" et pourtant déjà star, se plie sans rechigner avec, entre autre diktat, interdiction formelle de tout contact avec Bruno Nuytten, chef opérateur du film et amoureux notoire de l’actrice, qui l’a d’ailleurs convaincu d’accepter ce rôle dont elle ne voulait pas. Conditions extrêmes, frôlant dangereusement la limite du possible, quand la comédienne frappe si fort sa tête contre un mur et qu’elle chute : "j’entends encore le bruit de son crâne sur la faïence (…) Elle s’est effondrée à demi-inconsciente sur le sol. Et là l’équipe a refusé tout net de continuer… " dira plus tard Bruno Nuytten.

Dans une archive de mai 1981, Isabelle Adjani fait la promotion du film. Après un premier refus, elle a finalement accepté de se rendre sur la Croisette. La voix est claire, assurée mais le sourire nerveux et les mots empruntés toujours à double fond : "il n’hésite pas à les observer [les acteurs·rices] afin de déceler leur point faible pour savoir où et quand il peut les faire craquer (…) Il nous a beaucoup manipulé·es mais c’est tant mieux pour nous parce qu’il n’aurait absolument pas pu faire ce qu’il nous a fait faire s’il n’avait pas été aussi fort et aussi terrible avec nous. J’arrivais tous les matins sur le plateau je me disais (…) aujourd’hui je ne pleure pas (…) et à chaque fois je tombais dans le panneau."

“Il faisait danser à l’équipe une rumba de démence”

Il faudra attendre mars 2002 et une interview dans Studio Magazine, pour que la version change, que la difficulté endurée ne soit plus envisagée comme l’unique gage de la réussite du film mais se révèle aussi comme un véritable trauma : "Possession, c’était un film infaisable, et ce que j’ai fait dans ce film était tout aussi infaisable. Pourtant, je l’ai fait et ce qui s’est passé sur ce film m’a coûté tellement cher… Malgré tous les prix, tous les honneurs qui me sont revenus, jamais plus un traumatisme comme celui-là, même pas… en cauchemar."

Plus tard, en 2018, toujours aux Inrocks, elle décrira un cinéaste "déchaîné par son sujet", manipulant "le plateau quotidiennement pour que la contagion opère": "Il me serait impossible aujourd’hui de faire un film dans des conditions délétères, de tourner avec un cinéaste aussi 'intoxicant' que Zulawski. Il faut vraiment être d’une extrême jeunesse ou antiféministe ou en mal d’exister pour croire au bénéfice de se faire manipuler et martyriser."

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