Pourquoi Jean-Paul Belmondo incarnait le cinéma français tout entier

Fils d’un sculpteur célèbre en son temps, Jean-Paul Belmondo ne se destinait pas particulièrement à l’art dramatique mais plutôt à la boxe. Une tuberculose maligne et le séjour en sanatorium qui s’en suivit, à l’âge de 16 ans, aura raison de...

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Fils d’un sculpteur célèbre en son temps, Jean-Paul Belmondo ne se destinait pas particulièrement à l’art dramatique mais plutôt à la boxe. Une tuberculose maligne et le séjour en sanatorium qui s’en suivit, à l’âge de 16 ans, aura raison de cette 1ère vocation qui laissera place à l’apprentissage du métier d’acteur. Un apprentissage dans la douleur dû notamment à une gueule un peu cabossée, bien loin des standards du jeune 1er de l’époque.

Au Conservatoire, où il a fini par entrer, il est cantonné aux seconds rôles. Pierre Dux, un de ses professeurs, le prévient que ça risque de durer. Heureusement, la prédiction sera sans lendemain. Tout ça parce qu’au milieu des années 1950, le cinéma fait irruption dans la vie du jeune comédien. D’abord, assez timidement, dans des films secondaires comme Les Tricheurs de Carné ou Sois Belle et Tais-toi d’Yves Allégret, un navet sympathique où il rencontre un autre débutant, Alain Delon, et dans lequel, par chance, Godard, encore inconnu, le repère pour l’engager dans Charlotte et son Jules, son dernier court-métrage. Curieusement, on n’y entend pas la voix de Belmondo, doublé ici par Godard. Disjonction entre la voix et le corps, déjà très godardienne, dont on peut déduire que Jean-Luc a déjà trouvé son double. 

C’est évidemment À Bout de Souffle qui invente Belmondo. La désinvolture est la marque de fabrique de Michel Poiccard, son personnage de voyou gouailleur et amoral, dragueur au charme trouble, misogyne et suicidaire, séducteur nihiliste, irrésistible tueur de flics. Une figure qui semble tailler sur mesure pour Belmondo au point qu’on a souvent eu tendance à confondre le personnage et l’acteur.

Pourtant, Belmondo a toujours raconté qu’il ne comprenait rien à ce que faisait Godard sur le tournage. Qu’importe le flacon… Ce qui est certain, c’est que le succès inattendu d’À Bout de Souffle tient sans doute davantage à la gestuelle moderne, rapide, imprévisible de Belmondo, à sa manière de faire sonner très naturellement les aphorismes de Jean-Luc, à l’érotisme que dégage le couple qu’il forme avec Jean Seberg qu’aux astuces de montage de Godard. 

Belmondo est né

Plus encore que Jean-Claude Brialy, Gérard Blain ou Jean-Louis Trintignant, il est l’acteur de la Nouvelle Vague. Celui qui, mieux que les autres, incarne la liberté de ton, l’irrévérence, la légèreté, l’air du temps de ce début des années 1960. Cette liberté, il va la garder en bandoulière pendant toute la décennie. Il va même en devenir le symbole absolu dans Pierrot le Fou, son troisième et dernier film avec Godard, après Une Femme est une Femme où sa présence, très sympathique, est plus anecdotique. Dans le rôle de Ferdinand Griffon, rebaptisé Pierrot par la grâce de la fée Karina, il est magnétique. Dans une party bourgeoise, sur les routes de France, sous le soleil de la Côte d’Azur, Ferdinand/Pierrot traîne magnifiquement sa dégaine de bourgeois-voyou, en rupture de ban. À la fin, il se peint le visage en bleu Klein et se fait sauter à la dynamite. C’est inoubliable !

Mais plus que le corps de Belmondo, c’est peut-être sa voix que Godard, par son art chamanique du montage sonore, révèle littéralement dans Pierrot le Fou. Son timbre et son rythme très personnels, comme de la musique. Cette voix d’aristocrate populaire qui se marie tellement bien à l’accent musical d’Anna Karina et aux arrières-plans, lyriques et solaires, d’Antoine Duhamel. 

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Paradoxalement, c’est peut-être dans le 1er film qu’il tourne avec Lelouch, Un Homme qui me plaît, que Belmondo se révèle le plus proche de son style Nouvelle Vague. Le film est largement improvisé et la liberté de jeu que l’improvisation induit donne des ailes à l’acteur. Avec une partenaire, Annie Girardot, au diapason absolu de son naturel, le grand Jean-Paul, tel un jazzman, est au sommet du cool. Avec ses acteurs, Lelouch donne la sensation d’inventer son film en même temps qu’on le voit. C’est ce qu’il a fait de mieux, en tout cas, de plus gracieux.

Bien plus tard, Belmondo retrouvera Lelouch pour ce qui sera sans doute son dernier bon film, Itinéraire d’un enfant gâté (1988), où il joue le rôle de Sam Lion, un homme d’affaires qui est aussi un homme de spectacle, un peu comme une métaphore du Belmondo de l’époque. Un rôle qui lui vaut son 1er et unique César. Une récompense qu’il ne vient même pas chercher, à la fois parce qu’il ne croit pas aux prix, mais aussi parce qu’il déteste le sculpteur César, préféré à son père, Paul Belmondo, pour la conception des statuettes.

Avec Lelouch, il y aura encore Les Misérables (1995) où Belmondo incarne un Jean Valjean du XXe siècle relativement convaincant.

Mais n’anticipons pas et revenons aux années 1960. Après À Bout de Souffle, Belmondo tourne énormément. Il accepte tout car il a peur de revenir dans l’anonymat. C’est son moment italien. On le voit dans La Ciociara de Vittorio De Sica, auprès de Sophia Loren, ou dans La Viaccia de Mauro Bolognini, un très bon film où sa partenaire est Claudia Cardinale.

Seul bémol, on n’entend pas sa voix puisque, cinéma italien oblige, il est doublé. Mais, pour Belmondo, tout va très vite. En 1962, il fait équipe avec Gabin dans Un Singe en Hiver d’Henri Verneuil, où les 1ères traces d’une tentation cabotine apparaissent. La même année, il est surtout Cartouche dans le film éponyme de Philippe De Broca, héros populaire au grand cœur, malin, Robin des Bois un peu voleur, un peu voyou, mais d’une générosité sans égal. Un rôle idéal pour celui qui n’est pas encore Bébel, mais qui va y gagner une popularité qui ne se démentira plus.

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Un an plus tard, Belmondo remet le couvert avec De Broca. Ça sera L’Homme de Rio, éclatante réussite d’un genre que l’acteur et le réalisateur ont créé ensemble, la comédie d’aventures. Dans le rôle d’Adrien Dufourquet, Belmondo est éclatant de fantaisie, dénué d’esprit de sérieux, sorte de Tintin en plus sexué, mélange de candeur et d’astuce, embarqué dans un voyage abracadabrantesque avec l’ébouriffante Françoise Dorléac sous les cieux immaculés de Rio et Brasilia. À sa façon, L’Homme de Rio est, déjà, pour Belmondo un film de synthèse. Synthèse entre l’acteur Nouvelle Vague qu’il est encore à l’époque et le héros immensément populaire qu’il est en train de devenir dans un film, lui-même en équilibre entre ces deux rives. C’est sans doute la raison majeure pour laquelle on continue à revoir ce film avec autant de plaisir. Belmondo poursuivra sur sa lancée avec De Broca dans Les Tribulations d’un Chinois en Chine, mais l’équilibre est déjà rompu et le film tourne à la farce. Accessoirement, c’est sur le tournage de ce film que Belmondo rencontre Ursula Andress avec laquelle il vivra une intense histoire d’amour qui durera huit ans.

Entre modernité et cinéma populaire

Quelques années plus tard, Philippe De Broca retrouvera son acteur de prédilection pour Le Magnifique où celui-ci joue le double rôle de François Merlin, un romancier et de Bob Saint-Clar, son héros flamboyant à la OSS 117. Ce dédoublement, à la mode pop, est vraiment à l’image des quinze 1ères années de la carrière de Belmondo, capable de faire le grand écart entre une certaine modernité et le cinéma populaire à la française, avec une aisance assez confondante. 

Dans les années 1960, il y a bien deux Belmondo. D’un côté, le comédien extraverti, saltimbanque faisant fructifier son éducation théâtrale; de l’autre, un acteur plus intérieur, plus secret, moins célébré. Dans cette deuxième catégorie, on trouve pourtant des films passionnants. Par exemple, les trois longs-métrages que Belmondo a tourné avec Jean-Pierre Melville. Curé dans Léon Morin, Prêtre, truand dans Le Doulos, boxeur, puis chauffeur dans L’Aîné des Ferchaux (où il se fâchera avec Melville), l’acteur est, à chaque fois, l’incarnation d’une figure ambiguë et tourmentée, bien loin des standards qu’on lui prête habituellement. Ces trois personnages ont leur part de gravité mais, Belmondo les interprète avec une innocence qui allège cette gravité, surtout dans Léon Morin, Prêtre.

Dans un registre voisin, c’est sûrement dans La Sirène du Mississipi, un Truffaut lyrique, distancié, trop souvent mésestimé, qu’il trouve un de ses plus beaux rôles, alors même qu’il n’est pas un véritable acteur truffaldien, comme Charles Aznavour, Charles Denner ou, bien sûr, Jean-Pierre Léaud. Amoureux transi, trahi, son personnage, dépressif et obsessionnel, est sans doute le plus complexe et le plus féminin parmi tous ceux qu’il a incarné. Dans le duel amoureux qui l’oppose à Catherine Deneuve, Belmondo est forcément perdant. C’est justement ce qui le rend aimable et, même parfois sublime, à nos yeux. 

Bébel est né

Mais, chez Belmondo, la dualité finit toujours pas réapparaître. Dans Le Voleur de Louis Malle, il incarne un cambrioleur qui fréquente la bonne société, dissimulant, sous un visage impénétrable, ses véritables activités. Et, dans Stavisky d’Alain Resnais, il tient le rôle-titre, celui d’un escroc flamboyant qui fraie avec des hommes politiques, des banquiers, voire des policiers. Belmondo y est royal, usant de toute sa palette, tantôt hâbleur,  joueur, menteur, homme du monde endossant de multiples identités, tantôt hanté par son passé, miné par les souvenirs douloureux, attiré par la mort. C’est un de ses plus beaux rôles. Le film, produit par l’acteur, est présenté hors-compétition au festival de Cannes 1974. L’association entre Resnais et Belmondo, déjà une énorme vedette, surprend, fait envie mais, finalement, déçoit. Le film est mal accueilli et ne marchera pas vraiment à sa sortie en salles. Cet échec très injuste est, pour Belmondo, un véritable traumatisme. Dorénavant, on ne l’y reprendra plus. Exit l’acteur, capable de passer de Godard à Oury (Le Cerveau), de Truffaut à Deray (Borsalino). Bébel a pris le pouvoir. 

À partir du milieu des années 1970, la carrière de Belmondo prend donc un véritable tournant industriel. L’acteur-producteur devient une franchise, une marque. On ne va plus voir un film avec Jean-Paul Belmondo, on va voir un Belmondo. Le réalisateur devient accessoire puisque la mise en scène est entièrement au service de la star et du spectacle qu’elle offre à son public.

Cascadeur

Une star qui ne s’économise pas mais qui va finir par ressembler, au fil des ans, à sa marionnette des Guignols de l’info. De Peur sur la Ville (1975) d’Henri Verneuil, que l’acteur a déjà rencontré dans les années 1960 (Week-end à Zuydcoote, Cent Mille Dollars au Soleil), au Solitaire (1987) de Jacques Deray, en passant, au hasard, par L’Alpagueur (1975) de Philippe Labro, Flic ou Voyou (1979) de Georges Lautner (peut-être le plus intéressant au sens où il maintient cette dualité chère à Belmondo) ou Hold-up (1985) d’Alexandre Arcady, sans oublier Le Professionnel (Deray, 1981), Bébel ne tourne plus que des polars dont il est le centre unique, des films d’action, souvent poussifs, qui ne sont plus que des véhicules pour ses facéties et ses fameuses cascades, cascades stupéfiants qu’il pratiquait d’ailleurs, au moins, depuis L’Homme de Rio.

Sous la houlette de son attaché de presse, René Château, il règne, sans partage ou presque, sur le box-office. Même Delon, son grand rival de l’époque, qui suit une trajectoire similaire, s’autorise tout de même quelques embardées auteuristes chez Losey, Blier ou Schlöndorff. Belmondo, lui, ne déroge pas à sa nouvelle ligne. En réalité, sous Belmondo, Bébel affleurait déjà, dès le début des années 1970, dans Borsalino de Deray, où justement son duo avec Delon avait, à l’époque, fait grand bruit ou dans Le Casse de Verneuil, médiocre adaptation de David Goodis, qui vaut essentiellement pour la géniale musique d’Ennio Morricone.

Si le public suit, la critique, elle, s’est détournée de Belmondo. En témoigne, la malheureuse polémique, lancée par le Syndicat de la Critique, opposant, en 1982, L’As des As de Gérard Oury, un Bébel qui fut un énorme succès, à Une Chambre en Ville de Jacques Demy, qui fut un terrible échec commercial. Polémique finalement vaine qui ne rapportera rien à Demy et qui n’empêcha nullement Belmondo de poursuivre, encore quelques années, sa trajectoire triomphale. 

Le mythe Belmondo

Dans les années 1990, Jean-Paul Belmondo ne tourne plus beaucoup. Les échecs successifs de L’Inconnu dans la Maison de Lautner, de Désiré de Bernard Murat (où il reprend, sans grande conviction, le rôle de Sacha Guitry) ou d’Une Chance sur Deux de Patrice Leconte (où il retrouve Delon) montrent que l’époque a changé. Ses retrouvailles avec Philippe De Broca, au début des années 2000, dans Amazone n’emportent pas davantage l’adhésion.

L’AVC qui le frappe durement en 2001 va signifier la fin de sa carrière d’acteur. Belmondo fait désormais partie de l’imaginaire français. Il est devenu une légende, un mythe, le symbole des très riches heures du cinéma français, un acteur doudou qui alimente la nostalgie d’une partie du public. Il y a ceux qui choisissent Pierrot le Fou et ceux qui préfèrent les années 1980, plus fun. Chacun son Belmondo ! Sa disparition ne fait qu’accentuer ce phénomène à l’œuvre depuis déjà longtemps. On peut bien sûr regretter la pente que la carrière du comédien a prise, à partir d’une certaine époque, mais si on aime le cinéma, on ne peut pas oublier le Belmondo, solaire, désinvolte et finalement tragique, de Pierrot le Fou, pas plus que celui, plus fanfaron et plus enfantin, de L’Homme de Rio. Un Belmondo qui incarnait, en son âge d’or, le cinéma tout entier.