Pourquoi “La Leçon de piano” reste un film féministe essentiel

On entre dans La Leçon de piano (1993) guidé par une voix aux tonalités trop aiguës et enfantines pour appartenir à la femme mûre qui la porte. Il s’agit de sa voix intérieure (“mind voice”) nous explique Ada (Holly Hunter), celle qu’elle a...

Pourquoi “La Leçon de piano” reste un film féministe essentiel

REJOINDRE L'ÉQUIPE DE RÉDACTION

Tu penses avoir un don pour la rédaction ?
Contacte-nous dès maintenant pour rejoindre notre équipe de bénévoles.

POSTULER

REJOINDRE L'ÉQUIPE DE RÉDACTION

Tu penses avoir un don pour la rédaction ?
Contacte-nous dès maintenant pour rejoindre notre équipe de bénévoles.

POSTULER

REJOINDRE L'ÉQUIPE DE RÉDACTION

Tu penses avoir un don pour la rédaction ?
Contacte-nous dès maintenant pour rejoindre notre équipe de bénévoles.

POSTULER

On entre dans La Leçon de piano (1993) guidé par une voix aux tonalités trop aiguës et enfantines pour appartenir à la femme mûre qui la porte. Il s’agit de sa voix intérieure (“mind voice”) nous explique Ada (Holly Hunter), celle qu’elle a enfermée depuis l’âge de ses six ans dans un corps mutique. Se taire puisque de toute manière on ne sera pas entendue, voilà le crédo que s’est donné très tôt la jeune veuve. 

En raison d’un mariage forcé conclu par son père, elle est expédiée avec sa fille (Anna Paquin) au cœur du bush néo-zélandais pour partager la vie du colon Alistair Stewart (Sam Neill). Seul lui importe son piano : son souffle vital et unique moyen d’expression. L’instrument, abandonné par son nouvel époux, échoue pourtant dans les mains de l’ambigu George Baines (Harvey Keitel) qui oblige la jeune femme à se vendre pour le récupérer.

Le vice et la vertu

Pour son troisième long-métrage, Jane Campion nous conte une passion cruelle digne du romantisme noir, directement inspirée du roman de Jane Mander et de la littérature gothique, des soeurs Brontë ou d’Ann Radcliffe. Son héroïne, inadaptée au monde sauvage dans lequel elle est parachutée, sera forcée de composer avec les éléments hostiles. A commencer par les hommes, qui tentent de l’apprivoiser au même titre que la lande ancestrale des Maoris. 

>> A lire aussi : Que voir sur Arte en mai ?

Dans cette forêt asphyxiante, où les cabanes de fortune manquent d’être englouties par la boue sombre, Ada se refuse à perdre son instrument, seul bien précieux qui la raccroche au monde. La jeune femme s’enlise alors dans un chantage douteux avec l’homme de main de son mari. Pour chaque touche du clavier qui lui est rendue, Baines – Harvey Keitel donc, dont on découvrait déjà l’imposante musculature l’année précédente avec Bad Lieutenant – lui demande de se plier à ses désirs. 

Or chez Campion, la solitude désespérée semble toujours être le terreau idéal d’une passion fiévreuse. De la contrainte initiale finit par naître un jeu érotique trouble où les deux corps s’appréhendent maladroitement autant qu’ils se rejettent. Les images se chargent d’une sensualité déconcertante. Par la découverte de son corps et de son plaisir, Ada ré-apprivoise sa voix et sa volonté propre. Paradoxalement, cet éveil charnel se mue en pulsion de vie intense.

Une mort symbolique

La force de la réalisatrice néo-zélandaise est d’accompagner son héroïne. Constamment à sa hauteur, la caméra nous rend complice de ce bonheur illicite. Dans cet environnement vierge, où tous les instincts primitifs semblent exacerbés jusqu’à rendre fous les hommes – son mari, ersatz de Barbe Bleue, ira jusqu’à lui couper un doigt à la hache -, Ada se découvre une force inespérée. Elle s’observe dans un petit miroir, fascinée par son reflet : preuve nouvelle et inédite de son existence. 

Son combat extrême pour échapper à sa condition passera par une mort hautement symbolique. Enfin délivrée de son mari et alors qu’elle s’éloigne de l’île aux cotés de Baines et de sa fille, elle donne l’ordre d’abandonner son piano qui risque de faire chavirer toute l’embarcation. Reliée par un cordage à l’instrument, elle échappe de justesse à la noyade. “Quelle mort ! Quel hasard ! Et quelle surprise ! Ma volonté a choisi la vie”, s’avoue-t-elle, stupéfaite. Les dernières images la montrent heureuse, balbutiant enfin quelques mots, renonçant définitivement au musellement.

>> A lire aussi : Pourquoi “In the Cut” vaut mieux que sa réputation sulfureuse 

Une Palme d’Or historique

Film d’un lyrisme certain, appuyé par la partition exaltée de Michael Nyman, il n’en reste pas moins teinté d’un goût amer. Ada ne sera jamais libre et Campion parvient habilement à rendre compte des différents jeux de domination masculine dans lesquels évolue son héroïne. La Leçon de piano reste néanmoins une œuvre féministe aggrémentée d’un female gaze à part entière : Ada McGrath l’emporte sur la morale conformiste et le puritanisme mortifère de la société victorienne par la reconquête de son propre corps. 

Proche de ses précédentes réalisations – Sweetie (1989) et Un Ange à ma table (1990) – par les thèmes centraux de l’affranchissement personnel et du désir féminin, La Leçon de piano, à la mise en scène plus classique, offrira à Jane Campion une renommée internationale. Palme d’or historique à Cannes en 1993, il est toujours le seul long-métrage réalisé par une femme à avoir remporté la prestigieuse récompense à ce jour. L’année suivante, trois Oscars, dont celui de la meilleure actrice pour Holly Hunter, viendront parfaire ce palmarès exceptionnel. De cette fresque romanesque majeure, un plan ne nous quitte plus : celui d’une pianiste défiant, seule, une mer déchaînée. 

La Leçon de piano, à voir sur Arte dimanche 16 mai à 20h55