Programmes et manuels d’histoire: pour ces profs, voici ce qu'il manque vraiment

HISTOIRE - Attention, matière sensible! Déboulonnage de statues, guerre d’Algérie, esclavage… Les débats qui animent la société, les tensions qui la fracturent et les mémoires blessées remettent régulièrement en cause l’enseignement de l’histoire...

Programmes et manuels d’histoire: pour ces profs, voici ce qu'il manque vraiment

REJOINDRE L'ÉQUIPE DE RÉDACTION

Tu penses avoir un don pour la rédaction ?
Contacte-nous dès maintenant pour rejoindre notre équipe de bénévoles.

POSTULER

REJOINDRE L'ÉQUIPE DE RÉDACTION

Tu penses avoir un don pour la rédaction ?
Contacte-nous dès maintenant pour rejoindre notre équipe de bénévoles.

POSTULER

REJOINDRE L'ÉQUIPE DE RÉDACTION

Tu penses avoir un don pour la rédaction ?
Contacte-nous dès maintenant pour rejoindre notre équipe de bénévoles.

POSTULER

Un enseignant du collège La Grange Aux Belles à Paris, au moment de la rentrée des classes et de l'hommage à Samuel Paty, le 2 novembre 2020. (Photo by THOMAS SAMSON/AFP via Getty Images)

HISTOIRE - Attention, matière sensible! Déboulonnage de statues, guerre d’Algérie, esclavage… Les débats qui animent la société, les tensions qui la fracturent et les mémoires blessées remettent régulièrement en cause l’enseignement de l’histoire à l’école, tour à tour accusé de repentance ou de ne pas représenter une partie des citoyens français.

Une question dont s’empare régulièrement la classe politique: en 2017, le candidat à la présidentielle François Fillon regrettait qu’on apprenne aux enfants à “avoir honte” de la France au lieu de “réécrire les programmes d’histoire avec l’idée de les concevoir comme un récit national”. Le candidat Emmanuel Macron avait, lui, qualifié la colonisation de “crime contre l’humanité” en pleine campagne présidentielle de 2017. En 2005, sous Jacques Chirac, l’idée d’enseigner les aspects “positifs” de la colonisation avait été inscrite dans la loi, avant d’être supprimée sous le coup des critiques. 

Accorder, dans les programmes scolaires, plus de place à l'histoire de la France en AlgérieRapport Stora, 2021

Le Président de la République tente aujourd’hui de réconcilier les mémoires entre la France et l’Algérie à l’aide du rapport de Benjamin Stora qui préconise d’“accorder, dans les programmes scolaires, plus de place à l’histoire de la France en Algérie” et de “généraliser cet enseignement à l’ensemble des élèves, y compris dans les lycées professionnels”. Prochainement, une liste de 300 personnalités issues de l’immigrationet des outre-mer sera dévoilée par l’Élysée pour inspirer de nouveaux noms de rue ou de nouvelles statues et apporter à l’espace public plus de diversité.

Et à l’école?Les programmes d’histoire sont ceux qui changent le plus souvent et les professeurs doivent s’adapter, souvent contraints de faire beaucoup (de sujets) avec peu (d’heures de cours). Ces enseignants qui ne sont pas consultés, dans leur grande majorité, par le ministère sur les réformes des programmes, qu’en pensent-ils? Quels sont les manques et les biais qu’ils constatent? Observent-ils un malaise chez des élèves qui ne se reconnaîtraient pas dans une histoire commune? 

Pour y répondre, Le HuffPost a interrogé trois enseignants. Anne Angles, professeure d’histoire au lycée Victor Duruy, dans le quartier privilégié du 7e arrondissement de Paris; Christophe Naudin, professeur d’histoire dans un collège d’Arcueil, dans la banlieue sud de Paris et Pierrick Pogut qui enseigne l’histoire en collège à Niort (Deux-Sèvres).

fait partie de notre dossier “La mémoire en mouvement”. Alors qu’Emmanuel Macron appelle à la création d’une liste de personnalités pour mieux représenter “la diversité de notre identité nationale”, Le HuffPost se plonge dans l’histoire de France et dans l’actualité pour interroger notre mémoire collective.  

Le manque de temps 

Donner plus de place à l’histoire de la France en Algérie comme le souhaite le rapport Stora, les enseignants seraient partants s’ils avaient… le temps. Un problème dont témoigne Christophe Naudin: “La colonisation fait partie du programme de 4ème. On est obligé de traiter les conquêtes coloniales rapidement, par manque de temps. Pour préparer les bases de la décolonisation qui sera étudiée en 3ème, ce n’est pas l’idéal...” 

Sa consœur Anne Angles pointe un paradoxe: “Il y a une contradiction à prétendre qu’on va ajouter des sujets à nos programmes tout en retirant des heures aux matières enseignées! Depuis trois ans, la réforme du lycée professionnel réduit à peau de chagrin les contenus d’enseignement général”, rappelle-t-elle.

Le manque de nuances

Si les programmes de l’Éducation nationale listent les thèmes à aborder, les enseignants bénéficient d’une liberté pédagogique qui leur permet d’utiliser les documents qu’ils souhaitent et de fabriquer leurs propres exercices, en plus du manuel de référence qu’ils choisissent. 

Pierrick Pogut en donne un exemple: “Le retour des Français d’Algérie en France n’est pas bien évoqué dans les manuels de 3ème. J’utilise la Une du quotidien local Le Méridional trouvée sur internet, avec cette citation de Gaston Defferre, alors maire de la cité phocéenne, à l’encontre des pieds noirs: ’Qu’ils aillent se réadapter ailleurs!’”. L’enseignant a exercé dans l’académie d’Aix-Marseille: “Il y a une forte population originaire d’Afrique du Nord mais aussi des descendants de pieds noirs. C’est important que les élèves comprennent que la décolonisation a affecté différentes catégories de population.”

Sur la traite négrière, le prof d’histoire trouve les programmes trop vagues. “Ce n’estpas abordé dans les manuels. Alors je rappelle que l’esclavage a commencé à l’intérieur de l’Afrique au 7e siècle avec l’arrivée de l’empire musulman en Afrique du Nord. Puis, il s’est développé avec les Européens. Le but n’est pas de minimiser leur rôle mais de montrer qu’il s’agissait d’un phénomène commercial mondial. Les élèves sont surpris car ils pensent que c’est uniquementla faute des Européens.” 

Certains politiques disent qu’on apprend la repentance à l’école, ce n’est pas le cas. On apprend la complexité des choses et les nuances.Christophe Naudin, enseignant en histoire en collège à Arcueil (Val-de-Marne)

 

Autre idée reçue à déconstruire: que l’impérialisme soit uniquement le fait de l’Occident. Christophe Naudin explique: “En 5ème, quand je parle de Christophe Colomb, j’évoque ce qu’il se passe en Amérique avant que les Européens n’arrivent. Cette question n’est pas explicite dans les programmes, mais elle est présente dans certains manuels. Il y avait des sociétés complexes, y compris impériales, les Aztèques ou les Incas, qui mettaient en esclavage d’autres peuples ou les écrasaient pour asseoir leur empire. Les élèves sont étonnés: ils ont l’impression que les Espagnols arrivent avec le canon face à des sauvages en pagne!” Il en conclut: “Certains politiques disent qu’on apprend la repentance à l’école, ce n’est pas le cas. On apprend la complexité des choses et les nuances”.

Pierrick Pogut s’était, lui, en partie retrouvé dans l’analyse de François Fillon: “J’ai trouvé que la manière dont les programmes sur l’esclavage étaient formulés faisait penser qu’il y avait une connotation de faute à la France’ et de ‘repentance’. Pareil pour la décolonisation. Ça donnait l’impression qu’il fallait l’aborder plutôt par le biais de la souffrance… Alors qu’il faut rester dans l’objectivité”, dit-il. L’enseignant qui a exercé dans les quartiers Nord de Marseille ajoute: “Le problème, c’est que la pression du programme qu’il faut terminer nous oblige à simplifier. Ces raccourcis peuvent expliquer les réactions d’une partie de la population aujourd’hui, parce que certains faits ne sont pas assez recontextualisés”.

Trop peu de fait religieux 

Historien spécialiste de l’islam médiéval, Christophe Naudin a été victime de l’un des attentats du 13 novembre 2015, ce dont il a témoigné dans “Journal d’un rescapé du Bataclan”. Dans le collège d’Arcueil où il enseigne, les 750 élèves sont de multiples origines sociales et religieuses. Il l’affirme: “Il n’y a pas de ‘djihadisation’ des élèves, mais la religion est très importante pour eux. Le fameux discours ‘il ne faut pas critiquer la religion’ opposé aux caricatures est loin d’être uniquement tenu par des élèves musulmans. Ceux qui réagissent le plus fortement sont des protestants évangélistes et je ne suis pas le seul à l’avoir remarqué”.

Le fait religieux est toujours traité en surface, selon lui. ”Étudier la laïcité devient hors sol. Dans les programmes, il est dit qu’on doit parler du fait religieux mais très peu de consignes sont données et dans les manuels il n’y a pas grand-chose non plus”, regrette-t-il. 

Des femmes aux ouvriers, des oublis 

Quant aux femmes dans l’histoire, des rapports du CESE en 2004 et de la Halde (Haute autorité de lutte contre les discriminations) en 2008 pointaient les nombreux stéréotypes de genre dans les manuels scolaires et le fait que les femmes y occupaient une place infime. Depuis, manuels et programmes ont évolué, mais partiellement.

Au lycée, regrette Anne Angles, “on doit parler d’Olympe de Gouges en première, ou de Louise Michel, mais c’est artificiel, ce n’est pas une histoire du combat des femmes.” L’enseignante, co-autrice du livre collectif “Territoires vivants de la République, déplore l’absence de certains sujets. “Il manque l’histoire ouvrière, aussi essentielle que l’histoire de la France et de ses colonies. Parler de la dépénalisation de l’homosexualité en France ferait du bien, car la question de l’homosexualité est une source de grande souffrance pour certains. Inclure les enseignements d’historiens qui travaillent sur les sensibilités et sur le corps, comme Georges Vigarello ou Alain Corbin, permettrait d’intégrer ces questionnements d’autant plus nécessaires qu’on a affaire à des adolescents qui ont des problèmes avec leur corps et leur identité.” 

 

Nous sommes mis devant le fait accompli. L’impression que ça donne, c’est que quand il y a un nouveau ministre, il faut changer de programme…Pierrick Pogut, enseignant en histoire en collège à Niort (Deux-Sèvres)

“Il y a eu trois réformes des programmes d’histoire depuis 2008”, relève Pierrick Pogut et “les professeurs ne sont jamais consultés, ni pour une évaluation ni pour des suggestions”, regrette-t-il. “Nous sommes mis devant le fait accompli. L’impression que ça donne, c’est que quand il y a un nouveau ministre, il faut changer de programme…”.

Les élèves rejettent-ils l’histoire enseignée ?

Dans les témoignages des trois enseignants, il n’y a pas trace d’une “sécession” des élèves. ”‘Ce n’est pas mon histoire !’, personne ne me l’a jamais dit, même en ZEP prévention violence à Lyon”, affirme Pierrick Pogut. Il lui est déjà arrivé d’avoir des débats avec les élèves, mais ils ont amené une discussion constructive. “Quand j’ai abordé l’histoire de l’islam avec ma classe de 5ème, j’ai un élève qui m’a rétorqué ‘ce n’est pas ce que l’imam m’a dit !’” L’enseignant lui a expliqué son approche historique. “L’élève est ensuite revenu vers moi avec d’autres questions, il était curieux”. Pierrick Pogut a aussi enseigné dans un quartier composé d’une importante population d’origine turque. “Au début, certains élèves réagissaient de manière virulente quand je parlais du génocide arménien, contestant la qualification de génocide. Je répondais que tel était le point de vue de la Turquie, mais je leur montrais les faits et sources à l’appui de la qualification de l’ONU”.

La contestation peut aussi venir de là où on ne l’attend pas. Dans le collège de Rousset près d’Aix-en-Provence, “des parents ne voulaient pas qu’on enseigne l’islam, parce que ce n’était pas leur culture ni l’histoire de la France selon eux”, se souvient Pierrick Pogut. “Nous leur avons expliqué que ce sujet faisait partie du programme, comme le judaïsme et le christianisme en 6ème”.

Déboulonner les statues?

La question de la mémoire et du déboulonnage de statues, Christophe Naudin en a discuté avec ses élèves de 4ème parce qu’ils étudient la Révolution, l’esclavage, la colonisation et Napoléon. “Débaptiser ou mettre des plaques explicatives oui, mais le déboulonnage peut être contre-productif car il en braque certains, comme dans le cas de la statue de Colbert”, exprime-t-il. “Effacer des personnalités de l’espace public n’est pas constructif, le rendre plus divers oui, mais de façon pédagogique”.

“Il faudrait réviser l’idée que nous nous faisons des “héros” ou “grands hommes”, propose Anne Angles. “L’histoire n’est pas un roman national ni une légende dorée peuplée de Gaulois qui résistent à l’envahisseur. On ne fait pas de l’histoire avec des images d’Épinal. Napoléon est une figure controversée et il faut le dire. C’est peut-être un grand homme, mais les grands hommes n’ont pas toujours les mains propres. Pour les Anglais, Napoléon c’est Satan, il a été caricaturé de son vivant comme le diable. C’est important qu’on ait les deux images en tête, on ne peut pas se contenter du sacre de Napoléon ou du Pont d’Arcole. Véhiculer une légende dorée, c’est créer des névroses et des traumatismes mémoriels”, estime-t-elle.

Christophe Naudin cite Toussaint Louverture et surtout Solitude parmi les grandes figures de la résistance à l’esclavage. “Mais il y a aussi une légende mémorielle parfois créée autour de certaines personnalités anti-coloniales, il ne faut pas tomber dans ce biais-là non plus. Qu’il y ait plus de personnalités diverses dans l’espace public oui, mais il faudrait surtout que cela vienne d’une action citoyenne collective plutôt que 300 noms qui tombent de Jupiter et de ses conseillers”. Pour réconcilier mémoire et histoire, rien de tel que le temps et le travail collectif. 

À voir également sur Le HuffPost: La statue de Colbert devant l’Assemblée Nationale taguée “Négrophobie d’État”