Punk pas mort : Le Tigre, groupe culte américain, remonte sur scène

“Who took the bomp?” : cette question énigmatique en forme de babillage ouvre le 1er album du trio new-yorkais Le Tigre. Nous sommes en 1999 et, après une décennie délavée par l’esthétique sombre et anémique du grunge, trois filles joyeuses...

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“Who took the bomp?” : cette question énigmatique en forme de babillage ouvre le 1er album du trio new-yorkais Le Tigre. Nous sommes en 1999 et, après une décennie délavée par l’esthétique sombre et anémique du grunge, trois filles joyeuses et enragées se propulsent à 160 BPM vers le nouveau millénaire. Sur le côté droit de la pochette, elles posent au format Photomaton : il y a en bas Sadie Benning, déjà connu·e dans le milieu de l’art en tant que vidéaste. Au milieu, Johanna Fateman. Elle a grandi à Berkeley, elle écrit et édite des zines. En haut, incognito derrière des lunettes noires, Kathleen Hanna. Elle est l’ex-frontwoman du groupe Bikini Kill, formation-phare du mouvement punk et féministe Riot grrrl, né au début des années 1990 à Olympia, dans l’État de Washington.

La légende veut que cette parolière et chanteuse visionnaire, dont l’activisme s’est toujours exprimé à travers la musique (elle se définit elle-même comme une “travailleuse sociale qui chante”), ait inspiré à Nirvana le titre Smells like Teen Spirit après avoir écrit “Kurt smells like Teen Spirit” sur le mur d’une salle de concert – “Teen Spirit” étant le nom d’un déodorant bas de gamme. Associée pour la postérité à cette période des 90’s dont elle n’aura pourtant de cesse de pointer le sexisme latent et la médiocrité ambiante, Kathleen Hanna possède déjà, quand elle lance Le Tigre, un album solo à son actif intitulé Julie Ruin (il donnera son nom à The Julie Ruin, une autre de ses formations futures).

Adieu au grunge, bonjour à l’electroclash

Mais c’est avec Le Tigre que Kathleen Hanna consommera pour de bon la rupture avec Bikini Kill et le mouvement Riot grrrl. En fuyant à l’autre bout des États-Unis, à New York, et en embrassant une nouvelle direction musicale, dominée par les samplers et les boîtes à rythmes, Kathleen Hanna propose avec Johanna Fateman, sa nouvelle partenaire d’écriture, une réponse aux années 1990. Adieu les guitares saturées et les batteries noyées dans la cymbale crash, l’époque voit émerger l’electroclash, un son qui mêle punk, new wave et electro rétro dans un esprit DIY, dont Peaches et Chicks on Speed seront d’autres représentantes emblématiques.

“Quand on a commencé, la musique électronique était un choix en partie logistique, explique Johanna Fateman. À New York, c’était compliqué de trouver un endroit pour répéter, et le home studio s’était considérablement développé. Au départ, on travaillait sur des 4-pistes analogiques et de vieux samplers qui étaient déjà semi‑obsolètes. On était toutes les deux intéressées par la production électronique car c’était la musique qu’on écoutait, mais il y avait clairement un côté pratique.”

“La joie, quand nous avons commencé, nous semblait un puissant parti pris esthétique et artistique” Johanna Fateman

Si la direction musicale est notamment dictée par la contrainte, l’euphorie inhérente au projet, bien loin du sérieux et de la morgue en vigueur dans les sphères punk 90’s, est au contraire un choix assumé : “La joie, quand nous avons commencé, nous semblait un puissant parti pris esthétique et artistique. Nous étions une sorte de groupe post-Riot grrrl et Kathleen était associée à ce mouvement. Être joyeuses, faire de la musique plus drôle était une décision tout à fait consciente. C’était une vraie réaction à l’air du temps”, analyse Johanna Fateman.

Gimmicks drolatiques, handclaps, rythmiques 60’s et textes empreints d’humour caractérisent ce 1er album devenu culte, où l’on célèbre autant la girl culture chère aux Riot grrrls que celle du camp.

Vingt ans avant MeToo

Braillées ou parlées, les paroles dénoncent la vacuité de certains groupes de punk (Deceptacon, diatribe aussi drôle qu’acide dirigée contre Fat Mike, le leader de NOFX), fustigent la politique brutale du maire de New York, le républicain Rudy Giuliani (My My Metrocard) et posent les bases d’une nouvelle ère, dansante et inclusive, qui font du Tigre l’un des groupes les plus visionnaires de son temps. Le morceau What’s Yr Take on Cassavetes se demande ainsi, près de vingt ans avant MeToo, s’il faut séparer l’homme de l’artiste.

“Les artistes avec des comportements suspects ont toujours existé, comme Roman Polanski, ou Mel Gibson et ses tirades racistes. En tant que féministes et citoyennes du monde, ces questions résonnent personnellement en nous. On a voulu traduire cet éternel débat en chanson, sous la forme d’une conversation un peu marrante. Mais les gens ont cru qu’on détestait Cassavetes, ce qui est loin d’être le cas”, explique Kathleen Hanna.

Sur d’autres morceaux, comme Hot Topic, Le Tigre égrène, dans un geste profondément féministe, le nom des héroïnes féminines de son Panthéon personnel, de la poétesse Gertrude Stein à l’écrivain·e queer Eileen Myles, en passant par Nina Simone.

“Toutes les musiciennes mainstream disaient qu’elles n’étaient pas féministes car elles aimaient les hommes !” Kathleen Hanna

Non moins politique, le deuxième album du groupe s’intitule Feminist Sweepstakes et voit le jour en 2001. Sous la pochette rose et les tenues à paillettes, le groupe n’a rien perdu de sa férocité ni de son militantisme. Il s’attaque au harcèlement de rue (On Guard) et cherche ouvertement à mobiliser son public féministe (FYR) : “Feminists we’re calling you/Please report to the front desk.”

Au début des années 2000, le féminisme est encore un gros mot et le “Girl Power” cher aux Spice Girls, qui sont sur le point de splitter, un désolant slogan marketing sans fond. “Quand nous avons commencé, il y avait tant de stéréotypes accolés au féminisme. Toutes les musiciennes mainstream disaient qu’elles n’étaient pas féministes car elles aimaient les hommes !, se remémore Kathleen Hanna. Je trouve ça incroyablement excitant que le féminisme soit devenu mainstream. Bien sûr, c’est important de dénoncer le feminism washing qui s’opère à des fins purement mercantiles, mais à mon sens, on n’a pas vraiment le luxe de s’attarder là-dessus. Plus le féminisme tombe dans la culture populaire, mieux c’est. Car tout le monde n’a pas accès à l’université ni aux textes académiques sur le sujet.”

Une vision queer

Outre le féminisme, sur lequel Kathleen Hanna a toujours été aux avant-postes, Le Tigre développe avec son deuxième album une relation privilégiée avec la communauté queer, et lesbienne en particulier. Après le départ de Sadie Benning, JD Samson, lesbienne revendiquée au genre magnifiquement troublé, qui assurait jusque-là les projections vidéo du groupe lors de ses lives, a intégré la formation en tant que membre à part entière.

Sur Feminist Sweepstakes, plusieurs morceaux s’adressent directement à la communauté LGBTQI+. C’est le cas de Dyke March 2001, qui utilise des samples de la “marche gouine” de cette année-là, ou de Keep On Livin’, écrit conjointement par Kathleen Hanna et JD Samson, dont le double sens s’adresse autant aux survivant·es de viols qu’aux gays et lesbiennes qui n’osent pas faire leur coming out. Le groupe dédie même une page de son site web à ces problématiques, avec des conseils dispensés par Hanna et Samson aux personnes concernées. En France, le morceau Well Well Well inspirera, des années plus tard, le nom d’une revue lesbienne dont JD Samson fera d’ailleurs la couverture.

La revue “Well Well Well” #3, en 2016

En live aussi, le groupe trouve un public fidèle du côté de la communauté LGBTQI+. En 2002, le tout 1er show du Tigre en France, au Nouveau Casino à Paris, est organisé par une association de gays passionné·es de pop, Popingays. “Notre tour manager, Thomas Lechner, était munichois et sa boîte s’appelait Queer Beats. Il a été absolument essentiel pour nous booker dans des endroits queer en Europe. C’était génial pour nous, on adorait jouer pour ce public, échanger et danser avec lui”, se souvient JD Samson.

Pour Kathleen Hanna aussi, ce nouveau public est une bénédiction : “Je venais d’un groupe de punk, à nos concerts les gens slammaient ou pogotaient, mais personne ne dansait vraiment. C’était vraiment génial de voir toutes ces personnes, d’ordinaire marginalisées, danser ensemble de manière très libre, se connecter à travers leur corps, sans qu’un mec cis hétéro habitué des clubs de rock vienne faire des commentaires”, reconnaît-elle.

Deuxième vie

Nul doute que les fans de la 1ère heure seront présent·es lors de la tournée européenne qui débute au festival Primavera à Barcelone et se joue en France à guichets fermés. Le groupe, qui a cessé ses activités en 2006 après un troisième album sur une major, This Island (qui lui avait permis de toucher un public plus large avec la reprise du I’m So Excited des Pointer Sisters), s’était brièvement reformé pour un morceau de soutien à Hillary Clinton lors de sa campagne en 2016 (I’m with Her), puis pour une date au Rose Bowl de Pasadena en 2022, où il jouait aux côtés des Strokes et de LCD Soundsystem, deux autres formations new-yorkaises mythiques à avoir vu le jour au début des années 2000.

Pendant les années de silence, Kathleen Hanna s’est battue contre la maladie de Lyme, dont elle semble enfin guérie. Avant la reformation du Tigre, elle avait d’abord lancé un autre groupe, The Julie Ruin, puis repris du service avec Bikini Kill, qui multiplie désormais les concerts à travers le monde. Johanna Fateman a cofondé le groupe MEN avec JD Samson, avant de s’en éclipser lorsqu’elle est tombée enceinte, puis a investi avec un ami dans un salon de coiffure new-yorkais légendaire, Seagull – Genesis P. Orridge et Cosey Fanni Tutti, notamment, y avaient leurs habitudes. JD Samson, avec MEN ou ses nombreux DJ-sets, a quant à elle continué de tourner et d’apparaître dans différents projets créatifs.

“Ça fait un bien fou de hurler ces paroles en pensant à Trump et à tous ces trous du cul du Tea Party qui sont arrivés au pouvoir à cause de lui.” Kathleen Hanna

Pour cette nouvelle tournée, la setlist sera d’époque. Impatientes de rejouer les morceaux qu’elles ont créés il y a vingt ans et dont la plupart sont encore d’actualité, Le Tigre ne prévoit pas d’en écrire de nouveaux : “Ces chansons auront une deuxième vie, car on n’a jamais eu l’occasion de les jouer dans un nouveau contexte. Il y a par exemple ce morceau qui s’appelle Seconds et qui parlait à l’époque de George Bush Jr. C’est très étrange de le chanter aujourd’hui et de se rendre compte que ça peut aussi parfaitement causer de Donald Trump. Ça fait un bien fou de hurler ces paroles en pensant à lui et à tous ces trous du cul du Tea Party qui sont arrivés au pouvoir à cause de lui.” La catharsis sera assurément collective et, malgré tout, joyeuse.

En concert au Trianon, Paris, le 11 juin.