[Quand le Velvet parlait aux Inrocks 1/7] “En 1965, nous ne voulions plus être un petit orchestre de bal”

De quelle manière avez-vous découvert la musique ? Lou Reed : J’ai appris le piano classique lorsque j’étais enfant. J’étais bon, mais je n’aimais pas ça. J’ai ensuite entendu des disques à la radio, alors j’ai voulu une guitare électrique,...

[Quand le Velvet parlait aux Inrocks 1/7] “En 1965, nous ne voulions plus être un petit orchestre de bal”

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De quelle manière avez-vous découvert la musique ?

Lou Reed: J’ai appris le piano classique lorsque j’étais enfant. J’étais bon, mais je n’aimais pas ça. J’ai ensuite entendu des disques à la radio, alors j’ai voulu une guitare électrique, que mes parents m’ont offerte. Puis ils m’ont trouvé un prof, qui voulait m’apprendre avec un bouquin. J’ai dit : “Non, non, non, apprends-moi ce disque-là ! – Mais il n’y a que trois accords. – OK, apprends-moi ces trois accords !” Il m’a appris ces trois accords, je suis parti, et je n’ai plus jamais pris de leçon. Tout ce que je voulais, c’était les accords qui me permettraient de jouer la chanson. Je crois que ça s’est retourné à mon avantage de ne pas être trop calé à la guitare.

John Cale : J’ai grandi avec le rock au pays de Galles. Quand j’étais adolescent, j’adorais ça. Je l’écoutais sur Radio Luxembourg. J’ai dû le découvrir vers 1954. Tous les samedis soir, à 19 heures, il y avait Alan Freed (avec l’accent français) “For your listening pleajour…”, qui programmait tous les hits du Top 10 américain : Little Richard, Blue Suede Shoes d’Elvis. Ensuite, j’ai traîné avec pas mal de groupes de jazz pour lesquels j’écrivais des morceaux ou des arrangements. Plus tard, lorsque je suis allé à Londres, à la fac, j’étais totalement impliqué dans le truc avant-garde, j’étudiais des compositions de Humphrey Searle… Ce rêve qu’on a lorsqu’on est enfant, pouvoir jouer du rock’n’roll et toute l’excitation qui va avec, ne s’est pas réalisé en grandissant. Pas avant 1965, lorsque j’ai rencontré Lou.

“Après les Beatles, les parents se disant que leurs enfants pourraient peut-être gagner beaucoup d’argent en faisant du rock” Sterling Morrison 

Lou Reed : Dès l’âge de 15 ans, j’ai joué sans arrêt dans des groupes de bars. Pendant que j’étais à l’école, au lycée, à l’université. Je ne jouais que des reprises, des chansons du Top 10. On nous demandait telle ou telle chanson, et si on ne la jouait pas, c’était la bagarre. Si le Velvet s’est fait virer plus tard du Café Bizarre, c’est que nous ne jouions que des choses à nous, et ce n’est pas ce que les gens voulaient entendre. A 15 ans, j’ai fait mon 1er disque avec les Shades (rebaptisés Jades – ndlr). Un échec commercial. C’était une de ces chansons comme on en entendait à l’époque – “I love you, you love me”… On jouait dans les centres commerciaux et dans des trous à rats. La plupart des bars dans lesquels je jouais étaient de sales endroits, où il y avait beaucoup de bagarres. C’était toujours moi le plus jeune.

Sterling Morrison : Lou était très attiré par ces endroits. Il jouait dans les bars blacks. J’aimais bien ça moi aussi, mais pas autant que lui. Lou était assez effronté. A l’époque, le rock’n’roll était ce qu’il y avait de plus excitant. Socialement, c’était très négatif : si vous jouiez du rock’n’roll, vous étiez censé être un raté, un abruti. Les bons petits étudiants de la classe moyenne, avec de bonnes stations de radio et une bonne culture musicale, qui se sont mis à jouer, ça a peut-être fait que les années 1960 ont été différentes.

Selon ses parents, Lou n’aurait surtout pas dû faire de rock. Et moi non plus, d’après les miens. Ils voulaient me voir diplômé et installé, prof ou quelque chose du genre. Ça a changé après les Beatles, les parents se disant que leurs enfants pourraient peut-être gagner beaucoup d’argent avec ça. Mais lorsque je m’y suis mis, on ne s’attendait pas à ce que je gagne le moindre centime.

Lou Reed: A l’époque, je ne connaissais que huit accords, mais c’était suffisant. Et je ne chantais pas. Mais c’est là que m’a pris l’envie d’écrire. Je ne pensais pas à une carrière ou à un métier – je ne pense jamais autant à l’avance. C’était simplement quelque chose que j’adorais faire, je ne songeais pas à gagner ma vie avec. En fait, j’ai gagné plus d’argent avec mes groupes de bars que plus tard avec le Velvet Underground.

Etiez-vous agacé par la part de futilité du rock’n’roll ?

John Cale : Il n’y a pas de futilité dans le rock’n’roll. Il y a de la futilité dans l’avant-garde. Le rock’n’roll est trop urgent pour être futile, c’est en cela qu’il est fantastique. C’est l’expression de quelqu’un qui veut vraiment communiquer avec quelqu’un d’autre. C’est comme une poignée de main, comme une 1ère rencontre avec quelqu’un. Lorsque les gens venaient voir jouer notre groupe, le Dream Syndicate, des musiciens qui tenaient une note très longtemps et à très fort volume, c’était une forme de psychothérapie, dans le sens où ils étaient renvoyés à eux-mêmes : ils étaient assis là, avec seulement eux-mêmes à qui causer, il n’y avait personne pour leur expliquer quoi que ce soit.

“Ça me semblait évident et facile d’aborder les chansons comme le ferait un romancier, à tel point que je ne comprenais pas pourquoi personne ne le faisait” Lou Reed

Que vous a appris l’expérience du Dream Syndicate ?

John Cale : Que l’hypnose contenue dans la musique peut vous donner un énorme espace. Et plus vous sortez cette hypnose de la musique, plus vous donnez d’espace au morceau. L’idée était qu’on obtenait plus d’espace en tenant un seul accord qu’en en changeant. C’était ma façon à moi de créer du Phil Spector.

Que pensiez-vous de la musique plus élaborée que le rock, du classique et de l’avant-garde ?

Lou Reed : J’étais un grand fan d’Ornette Coleman, de Cecil Taylor, de Don Cherry, d’Archie Shepp… J’aimais aussi le free jazz et le heavy funk, James Brown et le rockabilly, Warren Smith, Bo Diddley. Mes 1ères découvertes étaient Carl Perkins avec Honey Don’t et Roy Orbison avec Ooby Dooby. J’achetais ces disques et j’essayais de copier les solos. On mélangeait tout ça et on m’obtenait, moi.

J’écoutais beaucoup de classique, mais ça ne me faisait pas grand-chose. J’aimais surtout tout le reste, et ce dès la 1ère écoute. J’ai toujours espéré que ça reste relativement simple, pour que les gens puissent l’entendre à la radio en disant : “Je peux faire ça”, ce qui est vrai. Lorsque je faisais un solo de guitare, je voulais sonner comme un saxophone, voilà pourquoi j’utilisais la distorsion.

Sterling Morrison : A cette époque, j’adorais le rock’n’roll noir : Bo Diddley, Chuck Berry, Jimmy Reed, Lightnin’ Hopkins. Ce qui était également le cas de Lou. Quand nous nous sommes rencontrés vers 1960, à l’université de Syracuse, nous avions déjà ça en commun. Un groupe de garçons blancs qui écoutait exclusivement des disques de rhythm’n’blues.

Si nous y avions vraiment réfléchi, voilà ce que nous aurions aimé faire… Comme les Rolling Stones. Mais ça ne nous est jamais venu à l’esprit, nous nous contentions de nos petits jobs d’orchestre, car nous étions blancs. Si vous étiez blanc, vous deviez jouer de la pop music blanche. Nous n’en avions pas les caractéristiques : ni pas de danse ni costards.

Il est difficile d’entendre des influences de musique noire dans le Velvet, alors que Sterling et vous étiez des passionnés.

Lou Reed : De grands passionnés. Mais ce n’est pas une contradiction. Nous ne voulions pas l’imiter. Nous avons pris certaines idées de cette musique, puis nous l’avons jouée à notre façon. Je ne suis pas noir, je ne fais donc pas de soul. Je ne suis pas un hillbilly, je ne fais donc pas de country & western, je ne traîne pas au coin des rues à faire du doo-wop. Je ne voulais pas singer.

J’ai amené beaucoup de mots à la musique, ce que je n’avais pas entendu auparavant : ça semblait très naturel pour quelqu’un comme moi qui étudiais la littérature anglaise. Je voyais tous ces songwriters qui n’écrivaient qu’à propos d’un domaine d’expérience très restreint, ça me semblait évident et facile d’aborder les chansons comme le ferait un romancier, à tel point que je ne comprenais pas pourquoi personne ne le faisait. “Allez, prenons Crime et Châtiment et faisons-en une chanson rock’n’roll !” Mais le revers de la médaille, c’est que personne ne voulait écouter mes chansons.

John Cale : Au début des années 1960, je vivais à Soho. Andy (Warhol) travaillait à la Factory, moi je travaillais avec La Monte Young à Tribeca. Pour les gens du Village, de l’East Village et du Lower Manhattan, l’important était la pertinence : si vous avez une idée, quand vous l’avez et quand vous la réalisez. L’important était d’être le 1er. J’étais en contact avec les gens de Fluxus par l’intermédiaire de La Monte.

J’étais très impressionné par l’importance qu’ils accordaient au moment où quelque chose était fait. Ce que je savais d’Andy Warhol, c’est qu’il était dans la répétition. Tout le monde disait : “Il est un peu en retard, nous sommes maintenant en 1964.” Mais je n’en savais pas plus sur Andy, je ne fréquentais pas le milieu de la Factory avant que Barbara Rubin nous découvre.

Lou Reed : J’écrivais mes chansons en pensant les donner à jouer à quelqu’un d’autre. Dans tous les groupes dont j’avais fait partie, j’étais toujours derrière, car on essayait généralement de chanter de la soul, ce dont j’étais incapable ! Je ne pouvais chanter que comme je chante maintenant, ce qui ne correspondait à rien de ce que les gens faisaient à l’époque. Ce n’est que lorsque je me suis retrouvé avec John que j’ai commencé à chanter.

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Etiez-vous à la recherche de quelqu’un avec qui faire équipe ?

Lou Reed : Je ne pensais qu’à écrire mes propres chansons, à être un songwriter. Il ne m’était même pas venu à l’idée de les jouer à un public. Lorsque je travaillais pour le label Pickwick, j’écrivais des chansons populaires pour m’amuser. Lorsqu’ils ont entendu The Ostrich, ils ont adoré, alors que c’était juste une blague, sur cette danse populaire, je m’étais amusé.

Nous l’avons donc enregistrée avec les musiciens de Pickwick. Pour la promouvoir, nous avions besoin d’un vrai groupe. L’un des musiciens, à une fête, avait remarqué John parce qu’il portait les cheveux longs : il lui a demandé de venir dans le groupe avec Walter De Maria (musicien et artiste américain – ndlr). Ensuite, nous sommes restés ensemble, à jouer pour le plaisir. L’idée de jouer ce que nous faisions devant un public ne nous est venue que plus tard.

John a-t-il été le 1er à s’intéresser aux chansons que vous aviez écrites ?

Lou Reed : Lorsque nous nous sommes rencontrés, c’était comme si nous étions faits l’un pour l’autre. Lui était de l’autre monde de la musique, et ça marchait parfaitement avec moi, car je ne pouvais jouer ni soul, ni country, ni hillbilly, ni jazz. Mais je pouvais jouer ma musique et la mélanger à ce que faisait John Cale. C’était simple et naturel. Chez Pickwick, ils ne voulaient pas entendre mes chansons, ils voulaient juste que j’écrive, avec trois autres types, tout ce qui pouvait être populaire à ce moment-là : dix surf songs par exemple, ou dix car songs.

“Un jour, Lou est rentré chez lui pour le week-end, et lorsqu’il est revenu, il m’a montré Venus in Furs. J’étais ébahi. Ce fut un choc.” John Cale

Est-ce à cette époque que vous avez écrit Cycle Annie, la 1ère de vos chansons à annoncer le Velvet ?

Lou Reed : Oui. Chez Pickwick, ils voulaient une chanson qui ressemble à du Beach Boys. J’ai donc écrit une chanson Beach Boys. J’ai fait toutes les guitares, simplement accompagné d’un autre musicien. Parfois, pour ces disques cheap, je devais faire le chant, car ils n’avaient pas de quoi payer un vrai chanteur. C’était des disques de séries économiques, vendus 99 cents dans les supermarchés. Un jour, j’en ai vu un à New York à 50 dollars, je l’ai acheté, mais mon chien l’a mangé.

Sterling Morrison : Début 1965, nous avions renoncé. Renoncé au moindre espoir de succès tel que les autres l’entendaient. Lou avait essayé de se lancer dans le circuit des maisons d’édition en vendant des chansons, mais ça n’avait pas marché. Son idée était de faire carrière en écrivant des chansons pour les vendre à ces maisons d’édition de la 49e Rue comme le Brill Building (fameux immeuble où, au début des années 1960, des gens comme Carole King ou Phil Spector venaient composer et vendre des chansons – ndlr).

Il avait fini ses études à Syracuse, avait obtenu son diplôme vers 1964  –avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, car on était sur le point de le mettre à la porte. On lui avait dit que s’il était d’accord pour ficher le camp, on lui donnerait son diplôme. C’est ce qu’il a fait. Pendant l’année qui a suivi, il a traîné à New York ; je l’ai vu à quelques reprises pendant l’été 1964… Moi, je continuais mes études au City College de New York.

John Cale : J’ai rencontré Lou alors qu’il écrivait ces chansons. En fait, il copiait tous les styles existants. Et puis il m’a montré des textes qu’il avait tapés à la machine, il voulait me les jouer en s’accompagnant à la guitare acoustique. Ce qui ne m’intéressait pas, car je m’intéressais au rock’n’roll et pas à la folk music. Il a insisté, jusqu’au moment où j’ai fini par lire ces textes. Ce n’était pas le genre de folk music que chantaient Joan Baez ou Bob Dylan, ce n’était pas “How many ways must a man”… La plupart des chansons de l’époque posaient beaucoup de questions, et les questions m’ennuyaient.

Un jour, Lou est rentré chez lui pour le week-end, et lorsqu’il est revenu, il m’a montré Venus in Furs. J’étais ébahi. Ce fut un choc. Un grand morceau de poésie. Ce n’était pas comparable avec ce qu’il m’avait montré avant, c’était d’un tout autre niveau, c’était très excitant. Les textes que Lou m’a montrés ne s’apitoyaient absolument pas sur eux-mêmes et étaient très bien écrits. Il m’a dit qu’on ne le laissait pas les enregistrer. J’ai dit : “Fuck them, enregistrons-les nous-mêmes ! Allons les jouer dans la rue ou dans les clubs !” Nous sommes donc montés à Harlem, sur la 125e Rue, passer une audition dans un club de blues, le Baby Grand.

Deux Blancs débarquant avec une guitare et un violon pour jouer Heroin et Venus in Furs ! Ils nous ont fait attendre avant de nous dire : “Désolés, pas de place pour vous ce soir.” Nous nous sommes alors installés sur le trottoir et nous avons joué. Nous nous sommes fait pas mal d’argent sur ce trottoir, jusqu’à ce que les flics nous disent de déguerpir, d’aller plutôt à l’angle de la 7e Rue et de Broadway, où il y avait un club de jazz devant lequel nous pouvions nous installer.

Lou Reed : Je voulais prendre ces trois accords et leur appliquer des mots. A l’université, j’étais intéressé par l’écriture. Mon ami et professeur Delmore Schwartz avait écrit des nouvelles qui m’avaient tellement impressionné que je pensais pouvoir jouer ces accords que j’aimais tant, tout en satisfaisant cette partie de moi qui voulait être écrivain. On pouvait réunir les deux, ça me semblait facile, et j’aurais alors eu tout ce que j’aimais vraiment : la guitare électrique, ces accords et les mots, ces mots simples. Mais je ne voulais pas sonner comme tout le reste.

“Lou n’avait absolument aucun background en rock music, voilà pourquoi il était si fantastique. Il n’en connaissait aucun cliché.” Sterling Morrison

John Cale : Lou et moi passions beaucoup de temps à discuter, nous parlions de tout – une rencontre des esprits. Moi, je grandissais à New York… Lou était passé par une période très douloureuse de thérapie par électrochocs, il était sous traitement lorsque je l’ai connu… Sa relation avec sa mère était extrêmement difficile. C’est certainement un élément qui explique beaucoup de choses. Je crois qu’il a un ressentiment terrible d’avoir subi cette épreuve. Il me l’a expliqué une fois, mais je n’ai jamais vraiment compris pourquoi on lui avait fait ça… Il me parlait de ce qu’il avait enduré et j’étais horrifié par ce qu’il me racontait. Ce qui était tout le temps dans nos vies à l’époque, c’était le risque, la peur.

Pour moi, avec mon milieu d’origine extrêmement conservateur, il était dur de vivre dans une ville comme New York, avec tous ces types de gens différents… Il était difficile pour moi d’être confronté à l’agression et au désordre de la rue. Lou s’y était déjà frotté et m’a montré comment réagir. J’ai beaucoup appris de lui. Et nous discutions sans arrêt de littérature, des expressions du risque dans la littérature et dans l’art. C’était comme une épreuve : est-ce du risque réel ou seulement du risque simulé ? Avec ça, j’ai compris la valeur des mots, l’intensité de certains mots avec les psychotiques.

Nous nous sommes souvent retrouvés tous les deux dans des situations assez effrayantes, où le moindre mot prononcé pouvait être déterminant. Un jour, dans un restaurant, un type soûl est venu nous emmerder. Au lieu de l’ignorer ou de dire quelque chose pour le faire partir, Lou a été amical et lui a demandé : “Est-ce que tu baiserais ta mère ?” Les scènes de ce genre étaient fréquentes. Il essayait non pas de faire en sorte que les choses aillent mieux, mais au contraire de voir jusqu’où elles pouvaient empirer. Et puis nous avons arrêté ce jeu stupide.

Il s’est passé des choses, des incidents regrettables, qui se sont terminés de manière tragiquement violente. Des types qui se sont fait arracher la jambe au fusil de chasse… Nous sommes passés tellement près de… (il mime l’égorgement). Fini de jouer. Il suffisait souvent d’un mot à quelqu’un pour le lancer dans la mauvaise direction… Nous avons passé beaucoup de temps à essayer de comprendre la signification des mots dans ces circonstances, ça nous fascinait. On alimentait ça avec beaucoup de discussions sur les romans et la poésie. J’imagine que, pour Lou, toute cette période était liée aux horreurs des électrochocs, à la haine de se rendre chez le docteur, où on le faisait patienter dans la salle d’attente en compagnie de gens qui n’étaient que des légumes. Il ne supportait pas de regarder ces gens. Je crois que ça a supprimé en lui tout sentiment de compassion.

Sterling Morrison : J’ai à nouveau croisé Lou au début de l’année 1965, dans le métro de New York. Il était en compagnie de John, qu’il avait rencontré entre-temps. Nous nous sommes dit : “Allons jouer”, et n’avons plus arrêté… C’était en janvier, février 1965. Nous avons ensuite enregistré quelques bandes, assez contents du résultat. John essayait d’être ce compositeur de musique symphonique jeune et sérieux, il venait de se faire plus ou moins mettre à la porte de Tanglewood (conservatoire du Massachusetts – ndlr). Il n’avait absolument aucun background en rock music, voilà pourquoi il était si fantastique. Il n’en connaissait aucun cliché.

Lou Reed : Il y avait ce que nous appelions l’underground, les artistes underground, des films underground, des musiciens, des écrivains. Les cinéastes underground n’avaient pas de son. Alors John et moi nous leur faisions des bandes, parfois même nous étions assis derrière l’écran pour jouer pendant la projection. Là encore, c’était underground.

Sterling Morrison : En 1965, nous ne voulions plus être un petit orchestre de bal. Mais comme nous faisions autre chose, nous pensions qu’il n’y avait pas de place pour nous. Nous aimions jouer pour nous-mêmes, c’est tout. Pas de concerts, pas de maison de disques, rien. Nous avons continué ainsi jusqu’à ce que, par accident, nous jouions un peu en public, pour très peu de gens et très peu d’argent, avant d’être engagés par Andy.

Sentiez-vous John attiré par Lou et vous, par le monde du rock que vous représentiez ?

Sterling Morrison : Oui, c’était à l’opposé de ses trucs structurés. Jusque-là, avec le Dream Syndicate, il était à fond dans la musique expérimentale. Il ne lui était jamais venu à l’idée que le rock’n’roll pouvait se marier à la musique expérimentale car personne ne l’avait encore fait. Nous lui avons dit : “Mais bien sûr, John, fais ce que tu veux !” Nous n’avions pas à lui expliquer comment jouer de la basse. Il savait en jouer les notes, mais n’en connaissait aucun des clichés. Ecoutez John jouer de la basse sur les disques du début : totalement excentrique. Il y mettait ce qu’il voulait. C’est pourquoi I’m Waiting for the Man est si étrange.

“Sur Venus in Furs j’ai senti que nous avions découvert un style, un style vraiment original, sale, malsain et indécent.” John Cale

Si vous n’aviez pas rencontré Lou et John, qu’auriez-vous fait ?

Sterling Morrison : J’aurais continué à la fac, c’est certain. J’aurais sans doute fait partie d’un groupe, mais plutôt quelque chose à la Steve Cropper, un de mes préférés. Je serais peut-être devenu comme lui, un de ces musiciens blancs de studio. On ne rencontre pas des types tels que John et Lou tous les jours ! Je n’aurais sans doute jamais fait de musique expérimentale.

Et si Lou ne nous avait pas rencontrés, il aurait sans doute persévéré dans l’édition, en essayant d’être un songwriter commercial, un songwriter de petits airs pop… Le problème, c’est que, une fois écrites, ses chansons étaient inutilisables par qui que ce soit, sauf nous. Une chanson comme Heroin, qui me semble aujourd’hui tout à fait gentille et tranquille, a laissé les gens abasourdis lorsque nous nous sommes mis à la jouer. Son sujet était impensable, la manière dont il était traité, plutôt bienveillante, était inconnue. Ça faisait scandale, les gens haïssaient ça.

John Cale : L’idée du groupe était que Lou pouvait improviser des paroles, c’était là l’avant-garde, l’idée d’espace et de profondeur donnée par cette espèce de bruit de fond et d’hypnose… L’idée était de créer un cadre orchestral sur scène, avec Lou improvisant dessus. Nous sommes passés par différentes compositions du groupe.

C’est Lou qui m’a forcé à continuer de jouer du violon. Moi, je voulais jouer du rock’n’roll, être à la basse. Mais lui n’arrêtait pas de me dire : “Joue du violon, joue du violon.” Moi, je voulais être une rock’n’roll star, c’était très amusant de jouer de la guitare ou de la basse : Heroin était déjà écrit, mais ce n’est que lorsque Sterling s’est mis à jouer cette partie de basse et que j’ai joué du violon sur Venus in Furs que j’ai senti que nous avions découvert un style, un style vraiment original, sale, malsain et indécent.