Rencontre avec Michael Rother, 50 ans après la sortie du 1er album de Neu!

Hasard du calendrier, Brian Eno et Michael Rother étaient en virée promo à Paris le même jour. C’est peut-être un détail, mais si le 1er donne un jour peut-être son nom à une place, une rue ou même une école, le deuxième y sera sans doute pour...

Rencontre avec Michael Rother, 50 ans après la sortie du 1er album de Neu!

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Hasard du calendrier, Brian Eno et Michael Rother étaient en virée promo à Paris le même jour. C’est peut-être un détail, mais si le 1er donne un jour peut-être son nom à une place, une rue ou même une école, le deuxième y sera sans doute pour beaucoup. Eno, le Britannique, ne le cache d’ailleurs pas, il a été marqué au fer rouge par la musique de Neu!, dont la combinaison batterie dite “motorik” de Klaus Dinger, guitares bourdonnantes et multi-teinte de Michael Rother et temps calmes atmosphériques auront marqué, au début des années 1970, une rupture significative avec l’héritage blues du rock en Europe. 

Déjà croisé à l’occasion de la réédition de ses 1ers albums solo, on retrouve avec une joie non dissimulée Rother dans le lobby agité d’un hôtel de Pigalle, pour évoquer ses plus anciens souvenirs soniques et les 50 ans du 1er album du duo allemand, ressorti pour l’occasion chez Grönland Records et accompagné d’un disque de reprises exécutées de main de maître par une sélection de musiciens triés sur le volet (dont Alexis Taylor de Hot Chip, Mogwai, Idles ou encore Stephen Morris et Yann Tiersen). Rencontre avec une légende discrète et exigeante. 

Cinquante ans après la sortie du 1er album de Neu!, es-tu surpris de constater que ta musique est encore écoutée et plébiscitée par les jeunes générations de musiciens aujourd’hui ?

Michael Rother – C’est une question difficile. Je dois dire que je suis toujours surpris quand les gens reconnaissent aimer ma musique, mais aussi quand ils ne l’aiment pas. Comme pour Harmonia, par exemple, dans les seventies. J’aime Neu! autant que j’aime Harmonia, pourtant il semble que personne ne veuille entendre causer de ce groupe aujourd’hui. C’est quelque chose qui m’a désorienté. Le 1er album de Neu! est sorti il y a cinquante ans et je me dis que c’est fou de voir à quel point les années sont passées vite. Tu es jeune, tu auras sans doute un autre regard là-dessus, mais si tu travailles beaucoup comme moi, que tu enchaînes les concerts et que tu accumules les projets, tu te rendras compte qu’une semaine ne représente rien dans une vie. Tu te retournes, et un mois s’est déjà écoulé.

Mais pour revenir à ta question, quand Grönland (label anglo-allemand basé à Berlin, ndlr.) a évoqué l’idée d’un coffret pour les 50 ans, j’ai tout de suite été emballé. J’ai promis d’y participer et, de tout mon cœur, de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour faire exister ce projet. J’ai laissé le label concevoir la chose. L’étape d’après a été d’inviter des artistes à retravailler les morceaux de l’album, en les laissant exprimer leurs idées et leurs inspirations.

Comment as-tu participé au choix des artistes présents sur le disque de reprises de ce coffret ?

Comme je te le disais lors de notre rencontre, je ne suis pas au plus près ce qu’il se passe autour de moi en matière de musique. Je ne vais pas à la rencontre des autres artistes, je suis plutôt du genre à travailler de mon côté. Je ne sais pas où se situent les choses cool. Grönland m’a proposé une 1ère liste, en me demandant si je voulais rajouter des noms ou au contraire en enlever. La liste a été discutée, mais sans controverse aucune, les artistes ont ensuite été contactés et les retours ont été très positifs.

La question qui s’est posée par la suite, c’était de savoir comment on allait appeler ces pièces de musique. Sont-elles des reworks ? Des remixes ? Le plus important était que les artistes puissent avoir toute la liberté que j’aurais aimé avoir, moi, si j’avais été à leur place. Il était évident que ces musiciens allaient être pertinents. J’ai été impressionné par la version d’Hallogallo, par Stephen Morris (batteur de New Order, ndlr.) et Gabe Gurnsey (du groupe Factory Floor, ndlr.), dès la 1ère écoute. Une version réjouissante du morceau d’origine, sur laquelle on se voyait danser joyeusement. 

Tu évoques dans certaines entrevues ton enfance au Pakistan, où tu as été pour la 1ère fois confronté à une musique différente et répétitive. En quoi cela t’a-t-il marqué pour la suite ? 

J’ai découvert là-bas une gamme qui m’était inconnue et des rythmes très différents. J’ai été fasciné par cette musique infinie ou, du moins, ce qui m’a paru être une musique sans fin et sans structure immédiatement reconnaissable à mes oreilles. Il n’y avait rien chez elle qui la rapprochait de la musique pop allemande ou du piano classique et de Chopin, que jouait beaucoup ma mère. Cette musique avait quelque chose de mystérieux. Ce motif répétitif était très intéressant, il est resté avec moi tout ce temps, et me ramenait à une histoire que ma mère me racontait enfant et qui n’avait ni début ni fin. Vous avez peut-être la même en France. 

Cette madeleine de Proust s’est-elle retrouvée de manière inconsciente dans la musique de Neu! ?

Le concept de répétition a toujours fait partie de ma réflexion, et même si tu ne peux pas tirer une ligne directe entre la musique venue d’Inde ou du Pakistan et celle de Neu!, je pense que tu peux y déceler quelques éléments, comme le bourdonnement en flux constant de Hallogallo. C’est une chose vers laquelle je suis allé après avoir cessé de ne regarder qu’en direction de la musique américaine. Je sentais qu’il fallait que je développe une approche de la musique différente, plus personnelle, qui soit ma propre identité et qui ne soit pas une redite des merveilleux Jimi Hendrix, Beatles et des autres, des artistes que j’aime encore aujourd’hui.

Le bourdon, la répétition, je l’ai mis de côté quand j’ai découvert la musique beat des sixties, un genre qui me fascinait quand je suis rentré du Pakistan. C’était un monde complètement nouveau, il y avait dans des morceaux comme You Really Got Me, des Kinks, quelque chose de si frais. Je n’en revenais pas. C’était un sentiment révolutionnaire, qui m’a particulièrement touché, et je n’étais pas le seul ! Des milliers de jeunes Allemands voulaient, comme moi, prendre une guitare et monter un groupe pour ressembler à leurs héros. J’avais 15 ans, et à 15 ans, tu copies tes idoles. Mais petit à petit, j’ai compris qu’il y avait plus que cela. 

Ce qui nous amène à évoquer Spirit of Sound, ton 1er groupe de rock à 16 ans, presque un pastiche de ces groupes sixties beat, justement. 

Je n’ai pas monté ce groupe, je l’ai rejoint. Trois des membres étaient dans ma classe. Ils étaient tous plus âgés que moi, peut-être avaient-ils tous redoublé, je ne sais pas. Ma 1ère guitare acoustique ne valait pas grand-chose. Il faut dire que, même si je n’ai manqué de rien, nous n’avions pas beaucoup d’argent à la maison : mon père est mort jeune, en 1965, et mon frère était revenu à la maison pour nous aider. Ma mère, qui avait le même amour pour la musique que quand elle était jeune, avait dû renoncer à devenir musicienne pour aller travailler dans un bureau. Et pourtant, elle ne s’est jamais plainte de m’entendre jouer des heures dans ma chambre après mes devoirs. C’est ce qu’on appelle une marque d’amour.

Plus tard, j’ai reçu un accordéon de la part d’un parent éloigné, et elle m’a autorisé à le rapporter dans un music shop pour le revendre, afin que je puisse me payer une vraie guitare électrique, une Ibanez, imitation Fender. J’étais tellement heureux. Concernant Spirit of Sound, j’imagine que ces jeunes gens de ma classe ont réalisé à un moment que j’étais capable de jouer des mélodies, alors qu’eux ne l’étaient pas. Ils ne savaient pas s’y prendre de ce côté-là. Je suis donc devenu le guitariste solo, c’était le terme à l’époque, et on a commencé à copier les Beatles et les Rolling Stones. On avait beaucoup d’ambition, on est même devenu meilleurs avec le temps. Et puis, grâce à un type dont le père était dentiste, j’ai pu acquérir ma 1ère Les Paul, une guitare que j’ai encore avec moi. 

À partir de quand le besoin de rupture s’est fait ressentir chez toi ?

Cela s’est fait lentement, petit à petit. J’avais 18, 19 ans dans les années 1968, 1969, une époque durant laquelle j’ai lu beaucoup de textes philosophiques, mais aussi beaucoup de textes sur la psychologie. Je prenais la mesure des réalités politiques, économiques et sociales de mon temps, en pensant au monde et à la place que je voulais occuper dans ce monde. Je réfléchissais à qui j’étais, à ce qu’il y avait de spécial chez moi.

Mes réflexions m’ont poussé à affirmer davantage mon identité, en essayant de trouver mes propres idées après avoir imité Hendrix. Et c’est là que j’ai commencé à être malheureux au sein du groupe, parce que j’ai compris que ce n’était pas le mien. Et la frustration mène naturellement au changement. Et non seulement je me sentais frustré, mais en plus je ne trouvais personne autour de moi avec qui créer des liens musicaux forts, éloignés du jazz ou du blues. Je me sentais totalement seul. 

Après une manifestation à Düsseldorf, un guitariste m’a invité à le rejoindre en studio avec un groupe de musiciens pour faire de la musique improvisée. Le nom de ce groupe : Kraftwerk

À l’époque, tu fais ton service civil dans un hôpital psychiatrique. C’est là que tu fais la connaissance d’un guitariste qui te propose une session un peu particulière. 

C’était une immense coïncidence. Après une manifestation à Düsseldorf, dont je ne me souviens plus quel était le motif, ce guitariste m’a invité à le rejoindre en studio avec un groupe de musiciens pour faire de la musique improvisée. Le nom de ce groupe : Kraftwerk. Un nom que je trouvais un peu idiot à l’époque. Là-bas, j’ai fait des jams avec Ralf Hütter (cofondateur de Kraftwerk aux côtés de Florian Schneider, ndlr.) et ça a été une véritable révélation.

On avait le même rapport à la mélodie et aux harmonies, c’est tout simplement le 1er musicien que j’ai rencontré avec qui j’ai enfin pu échanger mes idées. Et j’ai été très heureux. Klaus Dinger (batteur, avec qui Michael va fonder Neu!, ndlr.) et Florian Schneider n’ont pas tout de suite rejoint le jam, mais ils nous ont observé avec attention. Et deux semaines plus tard, Florian m’a appelé pour me dire que Ralf avait quitté le groupe et m’a demandé de me joindre à lui.

Nous avons fait deux apparitions télévisées avec Kraftwerk : une 1ère très courte, et une deuxième dans Beat-Club, un show très populaire en Allemagne, le seul qui comptait vraiment pour les jeunes à l’époque. C’est sur le plateau de cette émission que j’ai vu Jimi Hendrix pour la 1ère fois en 1967. Tout le monde passait par ce show, et tout particulièrement les artistes britanniques. Je suis heureux que ce document existe, même si en matière de performance, je suis davantage excité par l’idée de jouer en public plutôt qu’à la télé. Jouer à la télévision, c’est jouer sur la lune, c’est le vide. 

Soudainement, tu te sens moins seul, d’autant que d’autres groupes aux influences moins marquées par le blues et le jazz font leur apparition au même moment. 

Tu peux dire cela aujourd’hui, mais pour moi, c’était différent. J’avais ce groupe de musiciens avec qui je pouvais travailler, mais les autres groupes qui marchaient bien à Munich, comme Amon Düül II, ou Tangerine Dream à Berlin – j’hésite à le dire de façon aussi directe –, je n’étais pas très intéressé par eux. C’est peut-être injuste, mais à l’époque j’étais très radical et je filtrais au maximum les influences extérieures que je ne jugeais pas nécessaires. 

Comment Klaus Dinger et toi avez fini par monter Neu! ?

On a eu de véritables frissons avec Florian en concert. Il était un musicien d’exception, à la personnalité un peu dure, comme pouvait l’être Klaus par la suite, mais il était si inspirant. Il était capable de choses incroyables. Mais j’ai réalisé très vite au moment de l’enregistrement du deuxième album de Kraftwerk qu’on ne pouvait pas reproduire cette musique live en studio. Klaus et moi avons donc décidé de nous lancer en duo. On avait plus en commun qu’avec Florian.

Il n’y avait aucune garantie que cela fonctionne, une formation à deux, avec un batteur et un guitariste : qu’est-ce que tu peux faire avec ça ? Mais dans les 1ers temps, nous ne pensions pas à cela, on s’est contenté de rentrer en studio avec Conny Plank (producteur et ingénieur du son phare du krautrock, ndlr.) pour tenter de mettre en boîte ce qu’on ne pouvait pas mettre en boîte avec Kraftwerk, et on a fini par enregistrer un album entier. On a réussi, mais on on a eu de la chance. 

Quelle a été l’influence de Conny Plank sur ce disque, justement, avec qui tu mettras aussi en boîte tes trois 1ers albums solo quelques années plus tard ?

Le talent de Conny nous a beaucoup aidés. Je pense qu’il est important de rappeler à quel point son implication a été décisive, parce que trop de gens résument ce 1er disque aux deux musiciens que nous étions Klaus et moi. Tu ne peux pas évaluer ce disque sans prendre en compte la contribution de Conny Plank. C’était un magicien, capable de faire des merveilles avec rien.

En 1971, il n’y avait pas grand chose en studio à l’époque, à part une pédale de reverb et de quoi créer du delay. Tout le reste tenait à son habilité à enregistrer la batterie de la meilleure façon qui soit, et surtout de comprendre ce que Klaus et moi voulions exprimer. Je te donne l’exemple de Hallogallo : il y a dix minutes de morceau, ramassées dans une structure complètement ouverte, sans refrain ni couplet, ni aucun motif que tu puisses mémoriser ou auquel te raccrocher.

Par ailleurs, nous n’avions un temps infini à notre disposition, il a pour ainsi dire fallu enregistrer dans la précipitation. Mais Conny avait ce don et cette capacité à tout mémoriser, et ça s’est vu au moment du mix, évidemment intégralement analogique : il connaissait chaque ligne de l’enregistrement, quand devait intervenir tel instrument, quand la reverb devait être amplifiée ou non. Quand j’écoute le morceau aujourd’hui, je suis encore impressionné par son travail. J’hésite à utiliser le mot génie, parce que tout le monde l’utilise sans réserve aujourd’hui, mais c’était un géant de la musique.

Conny Plank était un magicien, capable de faire des merveilles avec rien

La rencontre avec Conny Plank s’est faite en studio avec Kraftwerk ? 

On s’est rencontré quand Florian, Klaus et moi avons essayé d’enregistrer le deuxième album de Kraftwerk. Il était peut-être le seul ingénieur du son en Allemagne intéressé par l’idée de travailler avec nous. On n’avait de toute façon pas d’autres noms sur notre liste et nous formions par ailleurs une très bonne équipe. Il recherchait des gens comme nous : il voulait expérimenter et créer de nouveaux paysages sonores. Et pour cela, il avait besoin de musiciens qui étaient capables de produire quelque chose d’unique, comme Kraftwerk, ou un groupe comme Cluster. 

Le 1er album de Neu! a donc été mis en boîte dans un temps record ?

Oh, moins de deux semaines ! Nous étions trop pauvres pour nous payer quatre jours de studios, on a donc enregistré la nuit pour faire des économies. Je déteste ça, travailler la nuit. Quand Conny me disait “Michael, peux-tu jouer un autre motif” à 4 h du matin, ce n’était pas l’idéal pour la concentration.

Et puis, on est allé dans un studio plus petit qui appartenait à notre éditeur à Hambourg. Un mec connu pour avoir enregistré une chanson populaire dans un genre complètement différent. Il était ouvert d’esprit, mais faisait surtout confiance à Conny Plank. On a fait un deal : en échange d’une semaine de studio pour le mix, il prenait les droits d’édition de ce 1er album. Un accord très avantageux pour lui quand tu regardes aujourd’hui ! Il s’est fait beaucoup d’argent, mais c’était aussi un coup de poker pour lui, il aurait pu ne rien gagner du tout. 

C’est un coup à la George Lucas, ça. 

Oui, un peu. On a eu beaucoup de chance de le rencontrer. C’était du win-win. 

Avez-vous beaucoup joué ce disque en live ?

On l’a joué quelque chose comme sept fois, mais nous n’étions jamais vraiment content du résultat. Je te la fais courte : en duo, cela n’a pas fonctionné au début. Les gens n’étaient pas prêts pour ce genre de performance en 1972. On a aussi essayé avec des musiciens additionnels, dont Uli Trept de Guru Guru, qui a aussi joué avec Kraftwerk, mais pour plein de raisons différentes, ils n’étaient pas les musiciens qu’il fallait pour Neu!. Uli était quelqu’un de merveilleux et un artiste intéressant, mais son attitude était trop laid back, alors que Klaus et moi allions à toute berzingue. Il nous manquait quelqu’un comme Ralf Hütter, avec qui échanger sur les mélodies. Je ne voulais pas déconstruire la musique ou la parasiter comme essayait de le faire Uli. Klaus et moi étions raccords là-dessus. 

Toi qui fais des merveilles à la guitare, ne trouves-tu pas réducteur que la musique de Neu! soit estampillée “motorik” ?

Je pense que pour beaucoup de personnes, c’est toujours plus simple d’identifier les rythmes et la batterie comme structure musicale principale. Peut-être qu’il est plus évident pour les jeunes d’aujourd’hui de distinguer d’autres structures. La partie rythmique de Neu! est évidemment fondamentale, mais essaye d’imaginer notre musique sans rien autour de la batterie, personne ne voudrait écouter cela. Klaus était un batteur merveilleux, mais le sens de Neu! tient dans la somme de nos contributions respectives. Tu ne peux rien soustraire de notre musique. Sa force, c’est la combinaison de nos expériences communes, rythmiques, harmoniques et mélodiques. 

La force de notre musique, c’est la combinaison de nos expériences communes, rythmiques, harmoniques et mélodiques

Le deuxième album de Neu! est lui aussi resté mythique pour son morceau d’ouverture, épique (Für immer), et sa face B, faite de bandes triturées et d’expérimentations plus abstraites. Là encore, une question de budget ? 

On s’est retrouvé dans la même situation que pour le 1er album, sans argent en poche. Le label pouvait payer pour une semaine de studio, mais ce n’était pas suffisant, notamment parce qu’on s’est un peu perdu au milieu de tous les choix matériels mis à notre disposition. À titre d’exemple, le 1er album avait été enregistré sur un huit pistes ; on s’est retrouvé sur un seize pistes cette fois, ce qui implique une nouvelle approches des overdubs.

Il y a des choses magnifiques sur ce disque, mais les expérimentations de la face B n’étaient pas ce que j’avais en tête à l’origine. Il ne nous restait qu’une nuit de studio pour remplir cette seconde face. C’est là que cette folle session a commencé. De la nécessité naissent parfois de nouvelles choses plus intéressantes encore. Mais les musiciens faisaient ce genre d’expérimentations en studio avant nous, des gens comme Karlheinz Stockhausen ont maintes fois joué avec la vitesse, nous n’étions pas les 1ers. 

En 1973, tu as monté aux côtés de Hans-Joachim Roedelius et Dieter Moebius, de Cluster, le supergroupe Harmonia. C’était pour pouvoir t’épanouir davantage sur scène qu’avec Neu! ? 

La création d’Harmonia était le résultat direct de la décision que nous avions prise de jouer la musique de Neu! en live, et du constat que nous n’avions pas les bons musiciens pour cela. Un label anglais nous avait proposé de venir en Angleterre pour un concert, et je me suis dit qu’il fallait essayer de voir ce que cela donnerait avec Roedelius et Moebius. D’un point de vue mélodique, je m’y retrouvais et, bien sûr, le paysage sonore électronique de leur musique m’intéressait. Je savais que je pouvais travailler à partir de cela.

J’ai pris ma guitare, et j’ai rejoint Roedelius à Frost (petit hameau en Basse-Lusace, ndlr.). J’ai découvert en jouant avec lui de nouvelles sensations. Travailler avec un batteur, comme j’en avais l’habitude, te donne la puissance du beat, mais là c’était autre chose, j’avais de nouvelles options mélodiques. Quand Moebius nous a rejoints, je me suis dit qu’il fallait qu’on trouve le moyen de faire quelque chose ensemble. J’ai abandonné l’idée de les ramener dans Neu!, et soudainement, avec Harmonia, un nouvel horizon musical s’est ouvert à moi.

Neu! 75, ton troisième album aux côtés de Klaus, est encore une étape différente, avec deux faces qui se distinguent l’une de l’autre. 

On avait un accord, Klaus et moi. Nous étions bien entendu toujours intéressés l’un comme l’autre par l’idée de continuer à travailler ensemble. De plus, j’avais quelques idées en tête que je ne pouvais pas accomplir avec Harmonia, mais qui fonctionneraient à merveille avec Klaus. Lui voulait s’évader un peu en devenant guitariste et chanteur, le genre frontman, pour communiquer frontalement avec le public. C’est pour cela qu’il a proposé d’enregistrer le disque avec deux batteurs, pour pouvoir se concentrer là-dessus. Ce n’est pas le genre de désir que tu peux discuter. Mais, moi, je n’étais intéressé que par l’idée d’enregistrer avec lui.

Nous avons conclu un deal qui disait qu’on mettrait une face en tant que duo et que l’autre serait dédiée à l’enregistrement avec les deux batteurs. Il n’y a pas eu de discussion, nous étions d’accord sur le concept. Mais dès qu’on a commencé à travailler avec les deux batteurs, il ne voulait plus s’arrêter, malgré mes interventions pour lui signaler qu’il fallait passer à la session à deux. C’était le problème avec Klaus, il pouvait être insolent et obsédé par ses idées, il ne voulait jamais abandonner. J’ai dû menacer d’abandonner moi-même. On s’est posé en studio pendant cinq ou six heures, sans dire un mot, dans une sorte de lutte mentale. Et on a continué l’enregistrement de ce disque. 

Plus que les autres albums de Neu!, celui-ci semble couver une tension, que l’on retrouve dans le morceau Hero, plein d’une morgue adolescente. Cela était-il dû à cette relation difficile que vous entreteniez alors ? 

Tu peux lire des histoires fausses sur cet album, certains disent qu’on se battait tout le temps. Ce n’était pas le cas. Ce disque, c’est simplement l’histoire d’un deal et d’un concept, que Klaus a laissé un peu déborder. Mais nous étions heureux, tout était merveilleux. Et, évidemment, un morceau comme Hero est fondamental. Tu ressens dans les paroles toute la frustration de l’époque. Klaus était malheureux de tout. Je ne partageais pas sa frustration, mais j’étais aussi excité par tout ce qu’il y avait dans ce fameux morceau. Ce n’était pas simple pour Klaus, mais il avait besoin d’un partenaire aussi dur que lui pouvait l’être. Il lui fallait quelqu’un avec des principes. Je pense qu’il n’a jamais trouvé des musiciens comme cela par la suite, ni de leaders aussi convaincus par leur musique qu’on pouvait l’être lui et moi. 

Propos recueillis par François Moreau.