Rencontre avec Nilüfer Yanya, entre infusion jazz et guitare grunge

Vastement sous-estimé, l’ambitieux Miss Universe, 1er album de Nilüfer Yanya paru en 2019, affichait déjà un goût certain pour l’alliage de la profusion jazz et des distorsions post-punk. En ce début 2022, la jeune Anglaise revient avec Painless,...

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Vastement sous-estimé, l’ambitieux Miss Universe, 1er album de Nilüfer Yanya paru en 2019, affichait déjà un goût certain pour l’alliage de la profusion jazz et des distorsions post-punk. En ce début 2022, la jeune Anglaise revient avec Painless, second effort d’une douzaine de titres toujours adepte des grands écarts.

D’une crise sanitaire amère affectant les capacités de création aux influences grunge hautement revendiquées, en passant par notre rapport à la mélancolie ambiante et à la déprime urbaine, les affres de l’industrie musicale et une déclaration d’indépendance, sans oublier les années iPod et la quête de ses diverses origines, Nilüfer Yanya, qui envisage désormais de prendre son temps, nous conduit dans les couloirs de Painless et d’une carrière entamée en 2016 et déjà bien fournie. Rencontre à Paris.

Tu viens de sortir Painless, ton second album. Comment te sens-tu ?
Nilüfer Yanya – Très bien ! Je suis contente de pouvoir sortir un album et de partir en tournée. Ces deux années de crise sanitaire m’ont appris que tout pouvait arriver. Le secteur musical a été complètement dévasté donc je me sens chanceuse d’être encore ici.

Tu as écrit et composé Painless durant cette période complexe. Dans quel état d’esprit étais-tu ?
La 1ère année, entre le Covid-19 et les confinements successifs, je n’étais vraiment pas inspirée. Je n’arrivais plus à écrire. Quand cette envie a enfin ressurgi, c’était devenu une nécessité. J’avais besoin de sortir quelque chose. Mais tout était fade. J’étais un peu désespérée. J’ai donc passé près d’une année à écrire et, peu importe ce que j’écrivais, j’étais contente d’avoir retrouvé le goût de l’écriture.

Subissais-tu la pression tant redoutée du deuxième album ?
À cause de la pandémie, je n’y pensais pas trop. Je ne savais même pas ce qui allait arriver, si j’allais pouvoir sortir cet album ou faire des tournées. Mais je me suis moi-même mis une pression parce que je voulais continuer à faire de la musique. Je voulais absolument sortir un deuxième disque.

Painless tourne littéralement autour de cette idée d’effacer toute souffrance. Qu’est-ce que ça signifie pour toi ?
Il y a plusieurs manières de percevoir Painless. D’une part, pour moi, la musique n’est pas quelque chose qui se fait dans la souffrance. C’est censé être agréable. D’ailleurs, cet album a été réalisé dans la lumière et sans supplice. C’est ce que j’aime dans le processus musical. D’autre part, j’ai l’impression qu’on cherche toujours à libérer notre existence de la douleur. Mais plus tu te débarrasses de la souffrance, moins tu la ressens. C’est dangereux car ça t’éloigne de la douleur des autres. Tu ne peux plus t’identifier aux gens. J’ai compris ça dès mes 1ers morceaux.

Sur ton 1er album, Miss Universe, figure la chanson Monsters Under Your Bed dans laquelle tu chantes : “They all say I’m not okay / Such a shame, never felt so good / They all think I’m someone else / Not myself / But the feeling’s good.” Tu cherchais déjà ce sentiment de bien-être ?
Oh, c’est une vieille chanson ! Je l’ai écrite quand j’avais 15 ans. Mais oui, je vois Painless comme une continuité. Certains moments de ta vie apparaissent comme des épreuves insurmontables. Tu n’es pas à l’aise avec toi-même. Quoi qu’il en soit, à un moment, tu retrouves une once de clarté et tu réalises que tu es bien vivant·e. Il ne faut pas prendre ces moments obscurs comme des choses juste en face de soi. Il faut les accepter et cesser de penser que ce sont des choses mauvaises.

Tu évoques le fait d’être à l’aise avec ses propres sentiments, même s’il s’agit de la mélancolie ou du doute. Comment parviens-tu à écrire dessus ?
Pour mon deuxième album, j’ai écrit de manière plus instinctive. J’écrivais sans cesse, j’étais trop contente d’avoir retrouvé cette envie. Comme je ne m’arrêtais pas, je ne ressassais pas mes idées, je les laissais sortir naturellement. Je n’ai pas cherché à rendre les choses plus complexes qu’elles ne le sont.

Painless n’exalte aucun sentiment d’urgence. Est-ce important pour toi de prendre ton temps ? 
Complètement. Je prends de plus en plus mon temps. Avant, j’écrivais à toute vitesse. Aujourd’hui, j’écris toujours autant mais sur un temps plus long. Ralentir me permet d’apprécier davantage. C’est un moyen de réduire la pression et de rendre le moment que tu vis plus durable. Quand tu fais un disque, la meilleure étape, c’est sa création. 

De nos jours, la musique se consomme davantage single par single. Est-ce que ça a changé ta manière de composer ?
Pas vraiment. J’ai toujours été habituée aux singles puisque j’ai grandi à l’époque du streaming. Quand j’étais plus jeune, j’avais un iPod et j’achetais rarement des CD. Donc je ne suis pas sûre que les nouveaux moyens d’écoute affectent ma façon de créer. D’ailleurs, j’adore les petits formats comme les singles ou les EP. Ça permet d’éviter la pression de l’album et de casser le schéma sur lequel reposent les maisons de disques. Mais je pense que les gens apprécieront toujours le format album.

En parlant d’industrie musicale, il y a quelques années, pourquoi as-tu refusé la proposition de Louis Tomlinson (One Direction) d’intégrer un girls band ?
En fait, je n’ai pas refusé. Je n’ai jamais répondu ! Je n’avais pas envie. Dès le début, ça sentait la mauvaise idée puisque le seul objectif de ce girls band, c’était le succès. On ne m’a jamais vraiment expliqué qui était derrière ce projet, on m’a juste dit que je pourrais écrire. Quand on te promet autant de choses, c’est généralement peu fiable. Finalement, le projet a échoué. J’ai eu l’impression qu’ils avaient essayé de rouler les artistes. La malhonnêteté, c’est la partie la plus répugnante de l’industrie musicale. 

Sur la scène britannique, tu évolues aux côtés d’artistes indépendants comme Arlo Parks ou King Krule, qui a d’ailleurs samplé ta voix sur Airport Antenatal Airplane. Est-ce important pour toi d’être indépendante ?
Totalement. Je n’aime pas quand il y a trop de gens autour de mon projet et quand ça devient trop difficile de manœuvrer parce que tu es sous le joug d’une major. De nos jours, c’est difficile d’être indépendant mais tu as davantage de libertés quand tu l’es. C’est dans tes intérêts de garder le contrôle sur ta carrière le plus longtemps possible. Personne ne peut t’aveugler, ni te la faire à l’envers.

En tant que femme, te sens-tu à ta place dans l’industrie musicale ?
La domination masculine reste évidente dans ce milieu. C’est intimidant. Tu sens le male gaze partout où tu vas dans l’industrie musicale. Mais c’est en train de changer doucement. Doucement mais sûrement !

Sur Painless, certaines chansons comme Trouble ou Stabilise laissent les influences jazz de ton 1er album de côté au profit d’un côté post-punk ou rock alternatif.
C’est venu quand j’ai commencé à prendre mon temps. Je ne cherchais plus à empiler tout ce que j’aime. Je voulais me concentrer sur une seule chose et la pousser à fond. Avant, j’hésitais à foncer. J’avais peur de mettre trop de ci ou trop de ça. Cette fois, je voulais que l’album sonne le mieux possible. Peu importe le genre. Mais ça fait longtemps que je navigue entre le rock, le post-punk et le grunge.

Tu aimes le grunge ?
Carrément. C’est un genre vers lequel je suis allée naturellement. Les Pixies font partie de mes groupes préférés. À un moment, je faisais aussi une reprise de PJ Harvey sur scène. J’adore Elliott Smith. Et Nirvana, bien sûr. Je suis particulièrement fan du MTV Unplugged.

La dernière fois que tu es venue à Radio Nova, tu as fait une reprise de Hey des Pixies.
Oui ! C’est l’une de mes chansons préférées. Je pense que les Pixies influencent encore beaucoup d’artistes aujourd’hui.

Quels sont les groupes actuels qui t’inspirent ?
J’adore Big Thief. Et j’ai eu un gros coup de coeur pour SAULT, un projet piloté par Inflo avec Little Simz, Michael Kiwanuka et plein d’autres. Je dirais que c’est de la soul avec du R&B mais ils ont une cargaison d’influences en tout genre. La production est très intéressante ! Sinon, en ce moment, j’aime beaucoup Alex G.

Sur la chanson L/R, tu joues du saz, un instrument turc semblable à un luth. Avais-tu besoin de renouer avec tes origines ?
Mon père est turc et c’est lui qui m’a donné son ancien saz. Actuellement, je suis sur le chemin qui me mène peu à peu vers mes différentes cultures et identités. Je viens seulement de réaliser à quel point il était nécessaire de connaître toutes mes origines. Si les gens perçoivent cette trajectoire dans ma musique, c’est cool, mais ça reste très personnel.

Quand tu as sorti Inside Out, l’an dernier, était-ce nécessaire pour toi de rassembler toutes tes 1ères chansons sur un disque ?
Je l’ai surtout fait afin de collecter des fonds pour Artists In Transit, une ONG que j’ai fondée avec ma soeur en 2015. On organise des ateliers artistiques avec des réfugié·es. L’art est un moyen de connecter les gens entre eux. J’ai vendu tous les exemplaires de Inside Out donc c’était une bonne idée !

Tu es une adepte des albums entre les albums. Ton dernier EP en date, c’est Feeling Lucky?, paru en 2020. 
Quand tu as fini quelque chose, c’est toujours très agréable de le montrer aux autres. Il n’y a que trois chansons sur Feeling Lucky? mais j’adore ce côté “entre-deux albums”. Les EP te permettent de rouler sans te soucier de faire une tournée ou d’une quelconque pression. Je ressens un besoin persistant de sortir de la musique.

Comment as-tu débuté la musique ?
J’ai toujours chanté pour moi-même. Quand j’ai découvert la guitare, j’ai immédiatement adoré les sons qu’elle produit, que ce soit les sons distordus, ceux qui crissent ou les sons funky. Je cherche toujours à lier ces deux types de sons. J’aime aussi l’émotion que procure la pratique de la musique et du chant. En fait, je voulais juste être dans un groupe, écrire et faire de la musique. C’était mon plan secret !

Pour mettre en œuvre ce plan, tu es passée par la Pimlico School de Londres, une école prestigieuse avec une section musique. Que t’a apporté cette formation ?
Ça m’a convaincu que je pouvais vivre de la musique. À l’époque, cette école brassait différentes musiques, méthodes et créations. J’avais l’impression d’être dans une capsule temporelle. Mais l’école a beaucoup changé depuis. J’ai aussi eu de très bons profs, ce que j’ai parfois réalisé tardivement. Quand tu es jeune, tu prends parfois trop de choses pour acquises.

C’est certainement difficile d’enseigner la création.
Complètement, car il n’y a pas de règles. Regarde, en musique, il y a tant de choses à apprendre. Tu ne peux pas te cantonner à transmettre ta propre personnalité. Cette école m’a surtout apporté une base technique dans la pratique musicale.

Tu es née à Londres, tu y as étudié et tu y vis encore. Comme tu le chantes dans Stabilise, est-ce que cette ville t’inspire ?
Pas vraiment. La ville me paraît plate et insipide. Depuis le confinement, j’ai réalisé que toutes les villes abîment la santé de leurs habitant·es. Finalement, iels ont pour but de partir à la campagne ou en vacances, de se connecter à la nature, de s’échapper d’un cercle. J’ai toujours été consciente de ça. Récemment, j’ai même compris que je ne voulais pas être citadine toute ma vie. J’ai besoin d’autres expériences et de soleil ! La ville, c’est un peu du lavage du cerveau. Tu es happé par le fait de travailler sans cesse et de consommer en continu. Certes, tu n’es pas obligé de rentrer dans ce schéma, mais c’est très difficile d’y échapper. Stabilise est une chanson sur cet épuisement provoqué par la ville.

Ton nouvel album se clôt sur anotherlife. De quelle vie causes-tu ?
D’une vie parallèle. Tu peux te sentir perdu et triste. Mais tout n’est pas immuable. Tu peux toujours rêver et aspirer à une autre vie.

Propos recueillis par Juliette Poulain.

Painless (ATO Records/PIAS). Sortie le 4 mars. Concert le 20 mars à Paris (Trabendo).