Restaurants clandestins: l'indignation qui révèle une crise profonde

POLITIQUE - L’histoire des “dîners clandestins” aurait pu en rester à ce qu’elle est: une affaire qui relève davantage du fait divers que du scandale politique, mettant en lumière comment des citoyens aisés s’affranchissent des règles sanitaires...

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Capture du document diffusé par M6 sur les

POLITIQUE - L’histoire des “dîners clandestins” aurait pu en rester à ce qu’elle est: une affaire qui relève davantage du fait divers que du scandale politique, mettant en lumière comment des citoyens aisés s’affranchissent des règles sanitaires pour accéder à grands frais à ce qui est refusé à l’ensemble des Français en raison de la pandémie. À savoir un repas (onéreux) servi à table et des mondanités prohibées, voire indécentes, au regard du troisième confinement qui vient d’entrer en vigueur. 

Problème: l’organisateur de ces agapes a affirmé dans ce reportage de M6, tourné en caméra cachée, qu’un “certain nombre de ministres” fréquentent ces établissements secrets.

Après la diffusion de l’émission vendredi 2 avril, le collectionneur Pierre-Jean Chalençon a rapidement été reconnu sur les réseaux sociaux, et une vidéo YouTube datée du 1er février a refait surface. On y voit l’homme d’affaires affirmer avoir invité son “ami Attal” (Gabriel Attal, porte-parole du gouvernement, NDLR) à ces événements. Face à l’ampleur de la polémique, l’intéressé se rétractera plus tard en invoquant l’humour.

En réaction, M6 diffusera dans un second temps un enregistrement de l’homme d’affaires, dans lequel il affirme -très sérieusement- avoir déjeuné dans ce type  d’établissements avec des membres du gouvernement, sans toutefois les nommer. Qu’importe que l’intéressé ait livré des versions contradictoires -aux justifications parfois farfelues- le vers est dans le fruit. D’autant que les journalistes de M6 annoncent ce mardi soir que des sources leur ont confirmé sous couvert d’anonymat la présence de ministres. En parallèle, une enquête a été ouverte par le parquet de Paris pour “mise en danger de la vie d’autrui” et “travail dissimulé”. 

“On veut des noms”

De quoi installer dans les esprits l’idée que des ministres, dont l’exemplarité doit être infaillible en ces temps de crise sanitaire, participent à ces soirées clandestines arrosées de champagne et organisées dans des décors cossus. Sur Twitter, de très nombreux internautes, portés par des comptes influents, ont appelé tout le week-end à la dénonciation, via le hashtag #OnVeutDesNoms.

Un mot-dièse qui était jusqu’à il y a peu l’apanage de l’extrême droite, qui s’en servait pour exiger des journalistes qu’ils dévoilent les patronymes des délinquants impliqués dans des faits-divers médiatiques. Pour ce qui est de l’affaire des “restaurants clandestins”, ce hashtag a été mentionné par plus de 150.000 tweets entre le dimanche 4 avril et la rédaction de cet article. Son avatar #MangeonsLesRiches en comptabilise “seulement” 31.000, selon les données fournies par Visibrain (plateforme de veille médiatique).  

“Crise de confiance”

“On assiste à un épisode supplémentaire de la crise de confiance qui s’exprime à l’encontre des élites, décrits comme des nantis. Avec des éléments qui nous ramènent aux gilets jaunes, aux bonnets rouges, voire aux ‘pigeons’ avant eux. Des groupes d’obédience poujadiste et populiste, porte-voix d’une partie du peuple qui se sent spoliée et abandonnée”, analyse pour Le HuffPost le sociologue et politologue Erwan Lecœur, qui voit dans ce phénomène le symptôme d’une “société en quête de sens”, notamment à l’aune de la crise sanitaire.

“C’est un mouvement à double détente. Il y a non seulement la volonté de démasquer les puissants, de prouver qu’ils trichent. Mais ça permet aussi d’une certaine façon de justifier ses propres carences. Toute une partie de la société française qui refuse de se conformer aux règles communes se retrouve ainsi justifiée par le fait que les puissants, eux, ne vont pas s’y conformer. Résultat: ‘on peut bien organiser un repas de Pâques en famille si les ministres font des dîners clandestins’”, poursuit le chercheur.

Une ambiance parfois alimentée par des politiques eux-mêmes, à l’image du député insoumis Bastien Lachaud. “La police verbalise la jeunesse populaire quand elle ne porte pas son masque, mais les puissants trinquent dans les restaurants clandestins; les pauvres et les étudiants font la queue à l’aide alimentaire, mais la caste fait la fête dans ses soirées privées. Qu’ils dégagent”, a-t-il tweeté.

Le député écolo Matthieu Orphelin n’a pas non plus attendu d’en savoir plus avant de commenter. “Il faut que la lumière soit faite sur les participants aux restaurants clandestins. La démission immédiate s’impose si des ministres y ont participé. L’exemplarité est un devoir. Mais, dans tous les cas, ça dit beaucoup de l’entre-soi, du mépris de classe”, a écrit le candidat à la région Pays-de-Loire. Mêmes suspicions en “deux poids deux mesures” chez la candidate EELV à la région Hauts-de-France, Karima Delli. 

 

Des démentis et une défense maladroite

Alors que les réseaux sociaux s’emballent et que des responsables politiques embrayent, les ministres sont obligés de sortir du bois. Dès le dimanche 4 avril, l’entourage de Gabriel Attal dément sans détour, affirmant que le porte-parole n’a jamais participé à ce type d’événements et qu’il n’est en rien “l’ami” du collectionneur. Lors de leurs passages sur les plateaux, les membres du gouvernement sont systématiquement interrogés sur ces dîners.

”À ma connaissance, il n’y a pas de ministres” ayant participé à ses soirées, a déclaré sur Europe 1 ce mardi 6 avril Gérald Darmanin, dénonçant “la rumeur qui sape les fondements de la démocratie”. Toujours selon le ministre de l’Intérieur, qui a demandé une enquête sur ces faits précis, les services de police contrôlent autant les endroits cossus que les barbecues en banlieues. Preuve en serait le millier de clients de restaurants clandestins verbalisés à Paris depuis 5 mois. 

Or, au même moment sur France2, sa collègue Marlène Schiappa brandit une défense étrange, potentiellement contre-productive. “Je sais de source sûre et confirmée qu’il y a effectivement eu une invitation et que Gabriel Attal l’a refusée fermement en disant qu’il y avait des mesures sanitaires et que donc ça allait de soi qu’il ne viendrait pas”, a déclaré la ministre, affirmant que le porte-parole avait répondu à l’invitation par le biais de l’un de ses conseillers. Ce qui revient à dire -in fine- que le gouvernement savait que ce type de dîners secrets existait malgré leur interdiction. Ce que la secrétaire nationale adjointe d’EELV Sandra Regol n’a pas manqué de souligner. 

 

Désarroi gouvernemental

La circulation d’une vidéo montrant des collaborateurs du ministère de l’Enseignement supérieur s’affranchissant des règles sanitaires dans une posture festive un soir de janvier n’a fait que renforcer les accusations en double discours visant le pouvoir.

“On bascule dans quelque chose de dangereux et nuisible, dans une société de délation avec des personnes qui filment aux fenêtres des collaborateurs de cabinet qui bossent 16 h/jour, 7 jours sur 7, observant la vie au quotidien d’un ministère et attendant le moindre faux pas”, a réagi l’entourage de Frédérique Vidal auprès de 20 Minutes, sans s’attarder sur le contenu de la vidéo, laquelle contredit les principes que le gouvernement demande aux entreprises d’appliquer à l’égard de leurs salariés.   

Il faut dire qu’au sein du gouvernement, une sorte de désarroi s’installe. Du côté de Matignon, on refuse de commenter cette “fausse polémique désolante” au-delà de ce qui a été déjà été dit par certains ministres. “Quand j’ai vu la polémique poindre, je suis tombée de l’armoire. En 1ère impression, je trouvais que ça ressemblait à un énorme fake car ça concentrait tellement de fantasmes: les ministres, le champagne, le caviar, il ne manquait que le homard!”, réagit auprès du HuffPost Agnès Pannier-Runacher, qui ne croit pas une minute au fait qu’un ministre ait pu participer à ces dîners. 

“Ce serait un suicide politique, nous avons un devoir d’exemplarité!”, rappelle la ministre déléguée en charge de l’Industrie. Elle considère que la proportion prise par cette affaire “est très représentative du niveau de sensibilité de nos concitoyens”. C’est également ce que pense Erwan Lecœur, qui voit dans la viralité de ce phénomène la marque du “moment de confusion extrême” dans laquelle la société se trouve, “avec un relativisme intégral des valeurs”. 

Pour le sociologue, “on est revenu à une sorte d’esprit moyenâgeux, mais à une époque ultra moderne, avec des outils de communication ultra rapides. Et les crises graves que nous traversons stimulent la partie de notre cerveau qui résonne le moins, avec l’envie de s’inventer des conspirations pour exister. À cela s’ajoute l’agression extrême des réseaux sociaux, où la colère est devenue une justification de positionnement. Et quand ceci s’applique à la politique, on frôle des choses très dangereuses”. Voilà qui promet qui pour les campagnes électorales à venir.  

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