Revoir (enfin) “La Maman et la Putain”

Quel drôle d’effet ça fait : La Maman et la Putain va sortir. Sortir au cinéma, certes, mais donc aussi sortir tout court, comme on sort dehors : il aura des affiches dans la rue, il croisera des inconnu·es. Il sera public. Il va s’aérer. Ce...

Revoir (enfin) “La Maman et la Putain”

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Sur le tournage de “La Maman et la Putain”

Quel drôle d’effet ça fait : La Maman et la Putain va sortir. Sortir au cinéma, certes, mais donc aussi sortir tout court, comme on sort dehors : il aura des affiches dans la rue, il croisera des inconnu·es. Il sera public. Il va s’aérer. Ce n’est pas vraiment dans les habitudes de ce film qui est depuis longtemps une affaire très privée, une affaire d’intérieur. Juste Marie (Bernadette Lafont), Alexandre (Jean-Pierre Léaud) et Veronika (Françoise Lebrun) dans une chambre, qui mangent, causent, baisent, téléphonent, boivent, fument et pleurent. Une chambre qui contient tout (comme tout le cinéma se rapporte bien à une chambre : une caméra) – fenêtres fermées, rideaux tirés, draps froissés, fumée de cigarette. C’est ça qu’on y voit et c’est comme ça qu’on l’a vu.

Le plus célèbre des films secrets, sorti en salle en 1973, a essentiellement connu depuis une transmission clandestine, piratée à partir de quelques copies diffusées de temps à autre à la télévision (sur Canal+ en 1996, sur Arte en 2013, à la mort de Bernadette Lafont) ou passée par des éditions vidéo étrangères (notamment japonaise). Il n’a pas été édité en France. Boris Eustache, fils du cinéaste, co-ayant-droit de l’œuvre depuis le suicide de son père en 1981, est depuis 1996 l’unique interlocuteur des diffuseurs potentiels. Il ne s’est jamais entendu avec eux. Tandis que mk2, Arte, Carlotta et d’autres patrimonialisaient joyeusement ; tandis que la Nouvelle Vague se panthéonisait, se popculturisait, de coffrets collector en biopics parodiques, en passant par des phénomènes Netflix, le film est resté dans la nuit, hors de tout commerce, joyau noir et souterrain, secret (de polichinelle) des cinéphiles.

Boris Eustache a une réputation assez sombre, un genre de dragon dormant sur un trésor

Sa vraie-fausse rareté (rencontré en 2013 pour la revue Zinzolin, Boris Eustache disait : “Tout le monde veut le voir mais tout le monde l’a vu – ils ne veulent pas le voir, ils veulent l’avoir”) a valu au fils une réputation assez sombre. Celle d’un héritier difficile jusqu’à l’absurde, peut-être même cupide, peut-être même fou – un genre de dragon dormant sur un trésor. Beaucoup auraient essayé de le convaincre de sortir le film (Tamasa, Arte…). Lui voulait faire un coffret intégral – car sortir La Maman… tout seul, c’était enterrer le reste : “Eustache, pour gagner de l’argent, il n’y a qu’un film, pour ne pas en perdre, il y en a trois.” On suppose qu’il ajouterait Une sale histoire (1977) et Mes petites amoureuses (1974).

Montrer Eustache ? Plus personne n’essayait

Il n’a probablement jamais reçu une proposition aussi sérieuse que celle des Films du Losange, qu’il a acceptée, et qui va donner lieu, enfin, à une entreprise pharaonique de restauration et de diffusion (en salle, au compte-gouttes, film par film, sans gâcher, puis le moment venu un coffret) de l’œuvre, toute l’œuvre. Tout est parti d’un producteur, Charles Gillibert, dont la société a marqué son empreinte sur le cinéma d’auteur international de ces dix dernières années, de Sils Maria d’Olivier Assayas (2014, sa 1ère production) à Annette de Leos Carax (2021). L’année dernière, il rachetait Les Films du Losange, peut-être la plus légendaire entreprise de cinéma français, fondée par Éric Rohmer et Barbet Schroeder en 1962.

“Rapidement on s’est réunis pour réfléchir à la suite, détaille Charles Gillibert, et j’ai demandé un peu naïvement : pourquoi êtes-vous au générique de La Maman et la Putain ? J’étais très peu au fait des coulisses de la non-diffusion du film.” Le Losange avait effectivement participé, par l’intermédiaire de Pierre Cottrell, à la production en 1972. Montrer Eustache ? Plus personne n’essayait – en même temps, pourquoi pas ?

“Le Losange, qui avait les droits du seul film d’Eustache existant en vidéo, Une sale histoire, c’était déjà un gage de confiance, selon Régine Vial, directrice de la distribution. Mais c’est un tout. Je crois que ça avait du sens que ce soit nous, et qu’on ait aussi montré à Boris Eustache qu’on voulait faire les choses avec soin et avec envergure, comme on l’avait déjà fait par le passé, notamment sur Rohmer.” Le soin : une restauration-numérisation image par image en 4K (avec nettoyage et réétalonnage, confiée au réputé laboratoire italien L’Immagine Ritrovata) et un travail distinct pour le son. L’envergure : toute l’œuvre, longs, courts, documentaires, films pour la télévision.

La splendeur des provocations

Bien sûr, se pose la question des sommes engagées. Et notamment les droits, qui nourrissent beaucoup de fantasmes. Boris Eustache n’a jamais fait de fausses pudeurs sur ses attentes. A-t-il fallu ajouter un zéro au chèque ? “Je ne vous dirai pas le montant, mais je peux vous dire que ce n’est pas stratosphérique, et que ce n’est même pas la plus généreuse proposition qui lui ait été faite, souligne Gillibert. C’est un chiffre pertinent, qui se recouvre, notamment avec tout ce qui va se passer à l’international où le film rencontre également beaucoup d’attente.”

Aux États-Unis, en Angleterre, au Japon, la diaspora eustachophile est forte et “les discussions sont déjà bien avancées”. À sa sortie en 1973, La Maman et la Putain rencontra 350 000 spectateur·trices. Dix ans plus tard, soit après la mort d’Eustache, Frédéric Mitterrand (oui !) en toucha 10 000 avec une ressortie loupée. Le 25 juillet 2013, 470 000 téléspectateur·trices le voyaient sur Arte. Aujourd’hui, le sort d’une œuvre de répertoire de plus de 3 heures 30 reste incertain dans le contexte très décliniste du cinéma d’auteur. Mais le film est par nature une exception.

On en verra sûrement qui nous expliqueront pourquoi Alexandre, infidèle et jaloux, fainéant et orgueilleux, est l’apex du mâle toxique

Il s’agit certes de le sortir d’un certain nombre d’idées reçues à son endroit. Le “film de son époque” ? Bof. Il fut plutôt malmené, et se drape dans des provocations réactionnaires (sur le Mouvement de libération des femmes, l’avortement…) peu en phase avec l’esprit de son temps ; le “dandysme sombre” ? Gillibert revendique vouloir l’en extraire, notamment en “réfléchissant à sa modernité avec des artistes et des journalistes” (ce qui peut vouloir dire beaucoup de choses).

Sa rencontre avec un nouveau public, avec une nouvelle époque est une perspective surexcitante. Il est totalement infréquentable, totalement insultant, d’une manière qu’un esprit simple pourrait prendre comme banalement incompatible avec les vertueuses moralités de notre temps – et on en verra sûrement qui nous expliqueront pourquoi Alexandre, infidèle et jaloux, fainéant et orgueilleux, est l’apex du mâle toxique.

“Ah non, je déteste la dignité”

Mais le film est capable de rejeter toutes ces attaques contre elles-mêmes, par son esprit qui semble tout balancer dans un même puits de nihilisme, un puits où plus rien n’est scandaleux, sinon le fait même de se scandaliser. On se sent ridicule de trouver ceci ou cela choquant dans La Maman et la Putain. On se sent petit·e même, devant la splendeur magnifique de ses provocations qui n’en sont pas – devant l’indifférence absolue d’Alexandre, “indifférence impossible, suprême, flaubertienne” disait un bel article de Pascal Bonitzer dans les Cahiers du cinéma de l’époque.

Le film est comme rempli de vérités atroces (“Vous ne dites que des choses sales !”, tonne Marie), de constatations obtuses et tristes, qui en même temps sont souvent drôles (“Ah non, je déteste la dignité”). Surtout, aucun film de cet âge – le Festival de Cannes célèbrera ses 49 bougies ce mois-ci – ne semble aussi jeune.

C’est comme si Eustache était parvenu à débarrasser son époque d’elle-même pour voir quelque chose très loin par-devant lui

Il y a dans La Maman… une manière de vivre et de s’ennuyer, une sexualité clinique (la tirade finale de Veronika : “Y a que des cons, y a que des sexes. Qu’est-ce que tu crois ? C’est pas triste, hein, c’est super gai ! Et je me fais baiser par n’importe qui et on me baise et je prends mon pied !”, les yeux pleins de larmes), une précarité et un pessimisme qui réapparaissent étrangement de nos jours. On y mâchonne des tics de langage absurdes (apparemment, en 1972, tout le monde disait “un maximum” deux ou trois fois par minute, comme “du coup” aujourd’hui).

On y vit dans un lit, sur un matelas à même le sol, on y met des disques sans relâche en attendant que jeunesse s’écoule. On y boit beaucoup et mal, comme des gosses. C’est comme si Eustache était parvenu à débarrasser son époque d’elle-même (on a beaucoup glosé sur le deuil des idéaux soixante-huitards incarné par le film, qui se paye sévèrement Sartre “l’ivrogne” et le féminisme) pour voir quelque chose très loin par-devant lui.

Enfin, c’est comme s’il nous regardait, encore. Il y a beaucoup dans La Maman et la Putain de dialogues en champ-contrechamp total, à 180 degrés. Et les interprètes face caméra, comme dans les films de Yasujirô Ozu, se mettent à nous causer longuement, à nous invectiver, nous regardant dans le blanc des yeux, surtout à partir de ce moment décisif où le film dépasse la durée naturelle d’un long métrage, quitte le rivage, et où tout devient étrangement de plus en plus important, de plus en plus intense et grave (comme dans Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) de Desplechin, un film très long aussi et qui doit tant à celui d’Eustache). C’est cette invective, c’est cette intensité du regard sur nous qui a rendez-vous avec aujourd’hui. La Maman et la Putain va sortir, oui, mais il ne va pas s’aérer pour autant. Il va simplement jeter notre temps au cœur de sa propre asphyxie.

La Maman et la Putain de Jean Eustache, avec Françoise Lebrun, Bernadette Lafont, Jean-Pierre Léaud (Fr., 1973, version restaurée, 3 h 40). En salle le 3 juin.