Sinéad O’Connor, musicienne en luttes

Comment agir face au déni ? Comment faire comprendre à une nation entière, victime d’un régime théocratique, que les stigmates portés par son peuple ne peuvent se draper, s’oublier par la bienséance religieuse et les règles absurdes ? Shuhada’...

Sinéad O’Connor, musicienne en luttes

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Comment agir face au déni ? Comment faire comprendre à une nation entière, victime d’un régime théocratique, que les stigmates portés par son peuple ne peuvent se draper, s’oublier par la bienséance religieuse et les règles absurdes ? Shuhada’ Sadaquat, plus connue sous le nom de Sinéad O’Connor, n’a peut-être jamais trouvé la réponse. Mais elle l’a cherchée, toute sa vie.

Morte à l’âge de 56 ans à une date pour le moment inconnue, la chanteuse, qui a payé très cher ses combats – notamment celui visant à ouvrir les yeux de son Irlande natale sur la question des sévices et abus sexuels perpétués par l’Église catholique –, n’aura jamais eu la possibilité d’effleurer la sérénité qu’elle a tant traquée dans la spiritualité et la musique. Il y avait trop d’ecchymoses en elle pour cela. Envers une femme qui a choisi de ne faire aucune concession, le monde actuel est impitoyable. Celui de la célébrité plus encore.

Tout à perdre

À l’évocation de son nom, c’est un visage poupin, des traits comparables à une mer d’huile qui apparaissent. Une figure blanche, un crâne à peine gris, rasé à jamais, yeux rivés vers son prochain, qui entonne avec force le titre Nothing Compares 2 U au tout début de l’année 1990, 1er des ventes dans un nombre incalculable de pays. Pourtant, c’est cette exacte même figure, cette même intensité qui, deux ans et demi plus tard, fera face aux caméras de l’émission télévisée américaine Saturday Night Live, brandira une photo du pape Jean-Paul II et la déchirera en direct, accompagnant son acte blasphématoire d’un limpide “Fight the real enemy”, toujours en guerre contre le silence pesant des autorités religieuses qui couvrent, protègent des pédocriminels. À seulement 26 ans, elle atteint déjà un point de non-retour.

De toute façon, il n’existait pas d’alternative. Sinéad O’Connor est peut-être devenue soudainement et mondialement célèbre pour une mission bien précise, qu’une force supérieure aurait décidé pour elle, comme elle l’a pensé un temps dans une souci de digérer et d’accepter les torrents de violence auxquels elle a dû faire face. Le succès de Nothing Compares 2 U, déjà, fut une épreuve avant d’être une consécration. En 1984, Prince écrit cette chanson pour l’album de son projet parallèle à sa carrière solo, The Family. Et puis, rien.

Le morceau passe à côté du public, mais ressuscite lorsque son auteur autorise cette jeune chanteuse, que The Edge, guitariste du groupe irlandais U2, a pris sous son aile (elle le dézinguera, lui et Bono, quelques mois plus tard), à en enregistrer une nouvelle version. Prince, dans son célèbre mélange d’ego génial et de bigoterie dichotomique, ne goûte que peu le personnage, femme à l’allure provocatrice, chaussée de boots, luttant physiquement pour ne pas être prise pour un objet, grossière et frontale. Après le succès, les deux artistes se rencontrent pour la 1ère fois à Paisley Park, l’antre créatrice de Prince, et en viennent aux mains. L’un est une superstar, l’autre une jeune musicienne. Sinéad O’Connor a déjà tout à perdre.

L’anti-pop stars

Elle avait pourtant déjà perdu à la plus grande loterie du monde, naissant le 8 décembre 1966 à Dublin dans une famille aisée, mais dont l’implosion l’envoie vivre avec sa mère addict, “possédée”, dont elle dépeindra régulièrement l’extrême violence. C’est la religion qui punit, qui cache la féminité vue comme un vice, qui traumatise et garde au silence tout un pays. Pour survivre, il faut vivre à l’envers. Sinéad O’Connor est envoyée à 15 ans par son père dans un couvent de la Madeleine, ces terribles internats catholiques pour jeunes filles dites “perdues”, entendez “impies” ou “indignes”. Elle y passera un an et demi, les mois plus traumatisants de sa vie selon ses dires. Elle se convainc, lentement, que les sévices sexuels perpétués sur des enfants sont le résultat de la mainmise de l’Église sur l’Irlande. Au sein de la rigoureuse institution, elle parfait son chant, ses compositions. Puis part au combat.

Après l’existence d’un 1er groupe, Ton Ton Macoute, fondé avec Colm Farrelly et suscitant un certain engouement à Dublin, elle part en solo et fait déjà causer d’elle avec le très bel album The Lion and The Cobra en 1987. Mais Nothing Compares 2 U, locomotive de son second disque I Do Not Want What I Haven’t Got, la propulse au rang de superstar, statut qu’elle traînera souvent comme un boulet. Elle déteste les pop stars. Et les pop stars, pour certaines des plus grandes d’entre elles, la détestent.

Après son passage au Saturday Night Live et l’épisode de la photo du pape détruite, Madonna, alors en pleine promo de son cinquième et pas terrible album Erotica et de son livre intitulé Sex, qui ne choquaient déjà plus grand monde, a pris position contre l’Irlandaise dans un mélange de niaiserie passive-agressive et d’opportunisme marketing. Sinéad O’Connor ne l’a jamais oublié. Bien plus tard, en 2013, elle entre dans un conflit par médias interposés avec Miley Cyrus, mettant la jeune chanteuse et héritière autoproclamée de Madonna en garde contre le fait se mettre à nu, littéralement, dans une industrie qui la laisserait en fait “se prostituer”. Pas très adroit, c’est vrai. Aux journalistes l’entrevueant pour la sortie de son dixième et ultime album I’m Not Bossy, I’m The Boss, il est demandé de ne pas causer de Miley Cyrus ou de Madonna. Certains braveront l’interdit et se feront raccrocher au nez, au mieux.

Perruque et robe moulante

Les années 1990 ont vu Sinéad O’Connor alterner entre l’image d’une chanteuse captivante, superbement tonitruante, et celle d’une curiosité, conviée sur les innombrables plateaux télé, jouant le jeu c’est vrai, enchaînant les nominations aux Grammy Awards, cérémonie plus tard honnie, sortant deux autres albums très remarqués. Ses apparitions sont, pour les médias, une aubaine : celle de voir chanceler une artiste constamment sur la brèche, qui n’a pas de mots assez durs et bien sentis pour dénoncer l’hypocrisie des stars de la musique les plus en vue, enchaînant les soutiens publics à l’IRA et au parti politique irlandais Sinn Féin, créant, par sincérité et nécessité de faire bouger des lignes vitales, l’effet de surprise. Elle se mue en “représentante des enfants victimes d’abus”, embrassant au passage cette tendance, souvent fâcheuse et en fait aveugle, à prétendre vouloir soigner les plaies du monde par la musique. Faut-il lui en vouloir d’avoir pris les balles du ridicule et des opposant·es ?

Sinéad O’Connor quitte un peu le monde dans la seconde moitié des années 1990, se contentant de quelques entrevues, se réfugiant surtout dans la pratique religieuse, et se fait ordonner prêtresse de l’indépendante Église orthodoxe catholique et apostolique irlandaise. Elle revient en 2000 avec le très dispensable Faith and Courage avant de s’aventurer dans une décennie discographique dont l’unique véritable éclat pourrait bien être l’album Throw Down Your Arms, composé de reprises de classiques du reggae, produit avec l’aide du duo basse-batterie le plus bankable de Jamaïque, Sly & Robbie.

Elle sillonne les chemins spirituels, chérit le rastafarisme, tout en menant sa guerre médiatique contre les abus sexuels. Sur son dernier album, elle apparaît singeant les nouvelles divinités féminines musicales, couverte d’une perruque et d’une robe moulante, irréelle de jeunesse. Musicalement, c’est une réussite, la 1ère depuis des lustres. Et la dernière. Sa bipolarité, révélée à la télévision dès 2007, la porte vers des combats précaires. Elle cherche la paix, plus loin encore, en se convertissant à l’islam en 2018, se faisant alors appeler Shuhada’ Sadaquat, mais multipliant les sorties lunaires, considérant les “blancs”, les “non-musulmans”, comme “dégoûtants”. Ses réseaux sociaux se parent peu à peu de messages interminables aux accents suicidaires. Dernier coup de poignard, elle perd le troisième de ses quatre enfants, Shane, retrouvé pendu le 7 janvier 2022 à l’âge de 17 ans. Une bataille qu’elle ne pouvait vraisemblablement pas gagner. Mais comme le dit Aristote, “l’objet de la guerre, c’est la paix”. Une vie de guerres, une mort en paix.