Sofagate: l'Europe doit rappeler que l'égalité femmes-hommes est au cœur de son identité

Pendant quelques jours, nous aurons parlé d’Europe et nombre de citoyens de cette grande union auront découvert, en même temps que les visages qui les incarnent, les subtilités de nos institutions. Ainsi, le Conseil européen, présidé par Charles...

Sofagate: l'Europe doit rappeler que l'égalité femmes-hommes est au cœur de son identité

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La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen avait été placée par le protocole en retrait sur un divan lors d’une réunion des présidents des institutions de l’UE avec le chef d’Etat turc Recep Tayyip Erdogan, le 6 avril 2021.

Pendant quelques jours, nous aurons parlé d’Europe et nombre de citoyens de cette grande union auront découvert, en même temps que les visages qui les incarnent, les subtilités de nos institutions. Ainsi, le Conseil européen, présidé par Charles Michel, précède-t-il, protocolairement parlant, la Commission européenne, présidée par Ursula von der Leyen, une femme, donc, pour la 1ère fois en 64 ans d’existence. Il aura fallu l’intervention rusée du président turc Erdogan pour nous permettre de progresser dans notre connaissance de l’Union européenne.

Ce 6 avril, les présidents Michel et von der Leyen rencontraient le président turc, en Turquie, pour échanger sur différents sujets, notamment les atteintes aux droits humains, en augmentation dans le pays. L’un des sujets à l’ordre du jour était d’ailleurs le retrait, par décret présidentiel, de la Turquie de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique –l’ironie veut que cette convention soit communément nommée “Convention d’Istanbul”.

 

Que pouvait faire Ursula von der Leyen? On l’aurait taxé d’hystérique, de chienne de garde, préférant défendre sa position plutôt que de faire avancer les dossiers.

 

Les trois politiques se dirigent résolument, sous l’œil des caméras, vers le lieu de la rencontre. Et là se révèle le jeu de chaises musicales: deux fauteuils pour trois. C’est donc à celui qui s’assoira le plus vite. Et c’est Charles Michel qui gagne. En même temps, deux fauteuils pour deux hommes, le compte n’est-il pas bon? Le geste de la main d’Ursula von der Leyen, encore plus que son interjection discrète, montre son dépit et son incompréhension. On dit souvent que les politiques doivent avaler des couleuvres. Celle-ci devait avoir la taille d’un boa et un goût amer, que la présidente a dû apprécier, assise sur son canapé, à plusieurs mètres de la discussion entre hommes. Car on pourra invoquer tous les rangs protocolaires que l’on veut, c’est bien de cela qu’il s’agit. Pour les dernières rencontres ayant eu lieu dans ce format (présidents de la Turquie, de la commission européenne et du conseil européen), les services turcs avaient réussi à trouver dans leurs réserves trois fauteuils, pour installer les trois présidents.

Pourquoi, donc, cette organisation à deux, cette exclusion de la seule femme de la rencontre? Pour le président turc, c’est bien entendu une nouvelle manière de montrer le mépris qu’il peut avoir pour les femmes. Mais cela ne l’a jamais empêché de s’asseoir à côté d’Angela Merkel ni de lui serrer la main. Il y a donc d’autres raisons. Créer un écran de fumée, par exemple. Si tant est que les médias européens s’intéressent à ce qui se passe en Turquie, Recep Tayyip Erdogan a bien réussi son coup: on ne dira rien, ou presque, des menaces pesant sur les Turques, des injonctions de plus en plus fortes pour les essentialiser –les réduire à leur fonction maternelle, pour les éloigner de la vie publique, réduire les délais légaux de droit à l’avortement jusqu’à le rendre inopérant, et donc, à présent, laisser planer le risque de moindres sanctions face aux violences domestiques.

Mais il y a encore autre chose. Les provocations de M. Erdogan visant l’Union européenne et ses dirigeants sont légion. En décembre dernier, il traitait le président français d’ “amateur”, d’ “incompétent”, mettant en cause sa “santé mentale”. La mise en scène du “sofagate” est plus ingénieuse, mais se joue sur les mêmes ressorts. En recevant les deux présidents, et en ne les traitant pas sur le même pied, le président turc s’immisce dans une brèche bien connue, celle de la rivalité entre les deux institutions européennes. Celle-là même qu’on retrouve dans la défense de Charles Michel, rappelant, faussement contrit, la prééminence du Conseil européen sur la Commission. Mais on peut aussi imaginer que M. Erdogan avait bien calculé la réaction de ses invités et qu’il savait que cela allait écorner les relations européennes en remettant en question le respect de nos valeurs fondamentales par nos propres dirigeants.

Que pouvait faire Ursula von der Leyen? Rester debout jusqu’à ce qu’on lui apporte un siège, faire un esclandre? On l’aurait tout de suite taxé d’hystérique, de féministe, de chienne de garde, préférant défendre sa position plutôt que de faire avancer les dossiers. Il aurait ensuite été trop facile de lui imputer l’échec de la réunion.

 

Que pouvait faire Charles Michel? À vrai dire, beaucoup plus que rien.

 

Que pouvait faire Charles Michel? À vrai dire, beaucoup plus que rien. Sans même lui demander de céder sa place, ce qui n’aurait eu guère de sens, demander un troisième siège, aller s’installer avec sa collègue sur le canapé, notifier publiquement son désaccord… Mais l’attitude la plus évidente est celle qu’il a eu: aucune. Pour des raisons de realpolitik, sans doute. S’adapter à la situation, sans compromettre la réussite du sommet. Quitte à compromettre nos valeurs, et ce, pour la plus grande réussite de M. Erdogan.      

Le temps médiatique fait que l’incident est déjà balayé, après avoir été largement commenté sur twitter et avoir fait le miel de caricaturistes moquant, à raison, l’absence coupable de réaction de Charles Michel. Mais il devrait provoquer une réflexion plus poussée sur ce que nous voulons de l’Europe et sur ce que nous voulons qu’elle soit. Le sujet est d’importance.

Depuis 1957 et le traité de Rome, l’égalité femmes-hommes est une pierre angulaire de notre construction politique. Bien entendu, sans angélisme, cette égalité n’était pas uniquement une question éthique, mais aussi une question économique, visant à limiter la concurrence déloyale de pays sous-payant leurs travailleuses. Beaucoup d’autres textes protègent cette égalité. L’Europe, plus d’une fois, a joué un rôle précurseur pour pousser ses pays membres à améliorer leur prise en compte des inégalités liées, notamment, au genre. Depuis plusieurs années, l’Europe préconise même le “gender mainstreaming”, c’est-à-dire l’approche intégrée de l’égalité entre les femmes et les hommes dans la construction des politiques publiques.

 

Les droits des femmes sont un terrain de réaffirmation des souverainetés nationales, dans un contexte de montée des nationalismes.

 

Malheureusement, ces textes ne couvrent pas encore tous les aspects de la vie des femmes, et il existe des disparités entre les pays, notamment sur la question de l’avortement, un droit qui est en péril dans plusieurs États. Les droits des femmes sont un terrain de réaffirmation des souverainetés nationales, dans un contexte de montée des nationalismes. À chaque révolution, ces droits ont été parmi les 1ers remis en cause, les sociétés cherchant à se rassurer en renforçant leurs aspects les plus conservateurs, dont la famille et la binarité des relations femmes/hommes. Ce qui se passe en Hongrie ou en Pologne devrait nous alerter quant à l’avenir de l’Europe. 

L’Union européenne est un cadre qui n’est pas seulement économique. Les valeurs de liberté, d’égalité, de solidarité, dans lesquelles l’égalité femmes-hommes tire ses racines, sont notre spécificité, le cœur de ce que nous sommes. Rendons cette égalité encore plus concrète, en garantissant, à travers des actes législatifs, un socle commun de droits et de libertés fondamentales pour toutes les Européennes, marqueur fort de notre identité et rempart dans la lutte contre les populismes.

 

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