“Star Wars” et “Jurassic World” : le parcours orphéen de deux sagas exhumées
Une saga ressuscitée peut-elle survivre au mythe créé par sa mort ? Cette question semble s’imposer au regard de la manière dont la trilogie Jurassic World s’est achevée le 8 juin dernier, dans une réunion des générations d’acteur·trices qui...
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Une saga ressuscitée peut-elle survivre au mythe créé par sa mort ? Cette question semble s’imposer au regard de la manière dont la trilogie Jurassic World s’est achevée le 8 juin dernier, dans une réunion des générations d’acteur·trices qui vient rappeler à nos esprits la manière dont une autre légende a tiré sa révérence.
Jurassic World et la dernière trilogie Star Wars semblent avoir inconsciemment suivi le même squelette narratif : une trame entre vénérations et tentatives de faire table rase d’une gloire passée, où les protagonistes des différentes époques semblent finalement ne se rencontrer que pour se dire au revoir.
“Touchez à tout mais pas à ça”
Comme l’inconsolable Orphée, à qui la mort a arraché Eurydice, Hollywood n’a pu se résoudre à accepter la disparition d’illustres sagas comme Star Wars et Jurassic Park, quand leurs millions de fans semblaient pourtant l’avoir fait il y a bien longtemps. Et quand l’occasion s’est présentée, Orphée et Hollywood sont allés chercher ce trésor qu’on leur avait enlevé.
Pourtant, au cinéma, c’est bien leur disparition qui transforme ces sagas en mythes, en chapelles parfaites que gardent religieusement leurs fans à cris de “laissez ces films tranquilles ; touchez à tout mais pas à ça”, comme Cerbère garde férocement l’entrée des Enfers. Mais une belle bande-annonce nostalgique et rassurante est comme l’envoûtante berceuse qu’utilise Orphée pour endormir Cerbère, et ainsi accéder là où il n’avait pas le droit d’aller, et sauver celle qu’il n’avait pas le droit de sauver.
L’exhumation du mythe
C’est bien le rôle que se donnent les 1ers films de ces trilogies : Star Wars : Le Réveil de la Force de J. J. Abrams (2015) et Jurassic World de Colin Trevorrow (2015) sont ces objets conçus comme des suites mais qui en réalité ne s’épanouissent que dans le retour aux sources du culte afin de lui redonner vie.
Le parcours campbellien et messianique de Rey, qui semble au début n’avoir pour elle qu’une sensibilité à la Force avant de rencontrer un mentor légendaire lié à son ennemi masqué, est construit comme un miroir de celui de Luke Skywalker. Cet ennemi, lui-même au service d’une incarnation du mal quasiment divine, permet à Rey (comme Vador le faisait avec Luke) de trouver une issue à sa vie d’errance dans le désert jusqu’ici vide de sens et de se voir dévoiler le sort de la galaxie.
Dans Jurassic World, revoir l’humanité créer un parc rempli de dinosaures, la revoir se persuader qu’elle a appris de ses erreurs et la revoir être dépassée par sa mégalomanie, permet de retrouver cette critique de la folie démiurgique humaine déjà au cœur du chef-d’œuvre de Spielberg. Trevorrow et Abrams reviennent chacun aux origines de leur saga dans un film qui affirme haut et fort qu’il a compris son héritage, comme pour dire au monde autant qu’à lui-même que la mythologie est entre de bonnes mains.
Mais ces films, davantage exercices d’adoration que de continuation, ne sont pas uniquement les réécritures de leur modèle. Ils sont avant tout des professions de foi, des manifestes nostalgiques autant adressés au cœur de leurs fans zélé·es et hostiles à toute altération de la chapelle, qu’à la substantifique moëlle de leur illustre passé.
Le Réveil de la Force et Jurassic World, dont les titres assument leurs ambitions (la résurrection pour le 1er et la volonté de faire un Jurassic Park en mode bigger pour le second) sont des madeleines au goût de soft remake qui regardent dans les yeux leur modèle pour mieux se prosterner devant leur inatteignable grandeur. Hollywood retrouve ainsi non pas la grâce perdue, comme Orphée retrouve Eurydice sans pour autant qu’elle ne soit vivante, mais l’idée qu’il s’en fait, une matrice constituant l’essentielle 1ère étape au jaillissement d’un nouveau départ.
Un chemin vers la lumière
Mais une fois qu’Orphée a retrouvé Eurydice, il doit quitter les enfers avec elle pour lui rendre définitivement la vie. Sans se retourner vers son amour, ne serait-ce que pour la regarder, il doit maintenant avancer, faire le choix décisif d’un chemin à prendre pour la guider vers la sortie, vers un nouveau but, afin de l’arracher à son funeste sort. Ce chemin vers la lumière, c’est le deuxième film : Star Wars: The Last Jedi de Rian Johnson (2017) et Jurassic World: Fallen Kingdom de Juan Antonio Bayona (2018). Tous deux ont pour mission de guider leur saga ailleurs, vers un autre sacerdoce que la seule vénération du mythe, sublime sur l’instant mais inféconde sur le temps long.
Peut-être y avait-il d’autres voies possibles que celles nommées The Last Jedi et Fallen Kingdom, mais choisir, c’est parfois renoncer : “Faire table rase du passé” devient donc le nouveau mantra de ces deux trilogies. Par un soudain esprit de contradiction vis-à-vis de leur propre héritage et de la communion qu’elles viennent à peine d’achever, celles-ci cherchent brusquement à réinventer leurs saintes écritures. La terre sacrée d’Isla Nublar est donc balayée en début de film par une éruption aux accents bibliques, les dinosaures survivants sont un à un vendus au plus offrant dans un manoir qui devait être leur arche mais qui devient leur purgatoire, le tout au sein d’une fable gothique et horrifique encore jamais vue dans la saga. L’ultime virage du film vient débloquer tous les verrous de cette dernière, et lui offre enfin une ouverture sur le monde.
Un tournant radical que prend également The Last Jedi, en pulvérisant chacune des attentes et anticipations, y compris celles des fans les plus visionnaires. Celui qui jadis était le nouvel espoir s’est détourné de la Force, l’incarnation du mal absolu est facilement réduite en morceaux par son jeune disciple et celle qui devait avoir des origines expliquant tout n’est finalement personne (une 1ère dans une œuvre aussi dynastique). D’inattendus visions et pouvoirs apparaissent, et plus globalement, les codes de mise en scène sont bouleversés. Mais The Last Jedi ressemble moins à l’autodestruction que beaucoup voient en lui qu’à un extraordinaire souffle nouveau ; souffle que transforme en ouragan son plan final, où s’invite un petit garçon inconnu regardant avec fougue l’infinité des mondes que lui et sa saga ont encore à découvrir.
Un simple regard en arrière
La sortie est proche, Orphée voit la lumière. Mais il n’entend plus les pas d’Eurydice derrière lui. Peut-être avance-t-il simplement plus vite qu’elle mais qu’importe, voilà qu’elle n’est soudainement plus là. Où est-elle désormais ? Où donc va cette saga qui avait besoin d’avancer pour retrouver une existence terrestre, mais que quelque part on ne reconnait déjà plus ? Dans Les Métamorphoses, Ovide dit qu’“Orphée, tremblant qu’Eurydice ne disparût et avide de la contempler, tourna, entraîné par l’amour, les yeux vers elle”. Ainsi la perd-il à jamais. De leur côté, et alors que cela ne devait pas être le cas, L’Ascension de Skywalker et Le Monde d’après voient tout à coup revenir les cinéastes des 1ers segments de leur trilogie respective, pour un ultime geste semblable à un chant du cygne.
“L’Ascension de Skywalker” démontre comme un théorème la volonté de “Star Wars” de demeurer à jamais le reliquaire d’un mythe passé
Comme Orphée, pris de panique à l’idée de reperdre ce qu’il était venu chercher, Hollywood regarde subitement en arrière comme par réflexe instinctif. Un regard qui consiste pour l’Ascension de Skywalker (un titre christique aux airs de restauration d’une monarchie) à prendre un nouveau virage stupéfiant, reproduisant à l’identique la destruction créatrice de The Last Jedi, et faisant donc revenir la saga à son point de départ. L’incarnation du mal ne faisait finalement rien d’autre que d’en dissimuler une autre, encore plus grande car il s’agit justement de celle que l’on croyait autrefois vaincue.
Un stupéfiant rétropédalage nous apprend que finalement, l’héroïne est bien une “fille de”, et justifie donc ce qui n’avait pas à être justifié, à savoir son droit de participer à la légende. De façon générale, L’Ascension de Skywalker (2019) démontre comme un théorème la volonté de Star Wars de demeurer à jamais le reliquaire d’un mythe passé, autant que son incapacité à s’affranchir du culte qu’il suscite.
De ces retrouvailles triomphe tout de même ce dernier et inévitable regard en arrière, qui empêche le mythe de véritablement renaître
Pour Jurassic World, ce regard est bien là, mais paraît peut-être plus nuancé : Le Monde d’Après ne se veut pas uniquement retour aux sources, mais bien symbiose apothéotique de sa saga. Le film reproduit des scènes, des paroles, des gestes et des morts dialoguant frontalement avec les films passés tout en voyant revenir leurs figures emblématiques, comme l’avait fait Star Wars dès le Réveil de la Force. De ces retrouvailles, cruelles et magnifiques, évoquant plus le temps passé que le temps restant, de cette rencontre entre les personnages et les comédien·nes d’hier et d’aujourd’hui, triomphe tout de même ce dernier et inévitable regard en arrière, qui empêche le mythe de véritablement renaître.
Ce regard d’Hollywood vers son passé est semblable à celui que pose Orphée sur sa bien-aimée : c’est le symptôme d’un profond et fataliste désenchantement. Les films contemplent une ultime fois la magnificence de l’héritage qu’ils portent comme pour dénoncer leur trop lourde tâche d’en enfouir à nouveau et à jamais le mythe. En retournant là où Hollywood était venu les exhumer, ces sagas montrent peut-être pour la 1ère fois leur faiblesse : elles ne peuvent survivre au culte créé par leur 1ère mort, comme Eurydice ne peut survivre à la finalité de la sienne. Selon Ovide, “mourant à nouveau, elle ne reprocha rien à son époux, de quoi d’ailleurs se serait-elle plainte, sinon d’avoir été aimée ?”
Jurassic World : le monde d’après de Colin Trevorrow. En salle.