Steve Albini, la disparition d’un intransigeant
“Faire des disques qui soient éternels… Je prends très au sérieux cet aspect. Je suis certain que les disques enregistrés en analogique vont survivre un certain nombre de siècles. Je ne suis pas sûr pour tout ce qui est numérique.” Face à l’entrepreneur...
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“Faire des disques qui soient éternels… Je prends très au sérieux cet aspect. Je suis certain que les disques enregistrés en analogique vont survivre un certain nombre de siècles. Je ne suis pas sûr pour tout ce qui est numérique.” Face à l’entrepreneur Kmele Foster qui l’entrevueait il y a quelque temps, Steve Albini définissait ainsi sa vision de la postérité. Plutôt que de courir après le son du moment périssable, le musicien et producteur américain préférait voir à long terme. Il ne saura jamais si toute la musique à laquelle il a contribué survivra aux futurs modes de consommation de la musique. Le 7 mai, a-t-on appris soudainement hier, l’Américain est mort d’une crise cardiaque à l’âge de 61 ans.
Mourir en studio
Au moins, c’est arrivé dans un de ses endroits préférés, le studio de Chicago Electrical Audio dont il était le mentor et la vedette depuis qu’il l’avait ouvert en 1997. Ses tarifs ? 900 dollars par jour sur place, 1300 ailleurs. En tout cas, on peut parier à sa place : légende du rock indépendant mondial, Steve Albini restera une référence dans la création sonore et son nom sera célébré comme celui d’un homme intègre qui n’a pas cédé aux sirènes de la pop mainstream et qui aura toujours creusé le même sillon d’un rock électrique et rebelle. Il n’aura jamais reçu de Grammy Award mais gagné le respect de beaucoup d’amateurs de musique – l’un des 1ers à témoigner son émotion a été l’acteur et fan Elijah Wood évoquant “la déchirante perte d’une légende”.
Oui, il a tenu pendant deux ans un blog sur la cuisine où il détaillait les recettes qu’il préparait pour son épouse Heather et a été un très bon joueur de poker, gagnant même des compétitions richement dotées. Mais la vie de Steve Albini, né en 1961 à Pasadena, se confond avec sa passion principale et dévorante, celle qu’il a nourri pour la musique. Une musique rêche, abrasive, parfois provocante et malaisante. Gamin, durant un voyage scolaire, il reçoit un électrochoc en entendant pour la 1ère fois les Ramones. La forme prise par les chansons des faux frères punk marque son esprit et ses oreilles. Pas besoin de fioritures, mieux vaut aller à l’essentiel ! Après avoir appris la basse puis la guitare, Steve plonge vite dans la scène punk de Chicago tout en apprenant le journalisme, pas loin, à l’université de Northwestern à Evanston. En 1982, il saute le pas en empruntant un magnétophone quatre pistes pour enregistrer le 1er maxi de Big Black avec le seul renfort d’un pote saxophoniste et d’une boîte à rythme. Lui joue du reste (basse, guitare) et chante, crie, éructe.
Enfant du punk
Pour Albini, la musique constitue un exutoire, un moyen de transcender sa condition humaine. Avec le renfort du guitariste Santiago Durango et du bassiste Jeff Pezzati, remplacé au bout de quelques années par Dave Riley, Big Black devient un véritable groupe. Deux albums suivent, Atomizer (1986) et Songs About Fucking (1987), des albums dingues de brutalité et de radicalité. Héritier des Ramones et de Suicide, Big Black va plus loin avec ses guitares métalliques et les paroles transgressives d’un Albini qui fouille dans les tréfonds les plus noirs de la psyché humaine. Vendus chacun à l’époque à quelques milliers d’exemplaires, ces deux long-formats de Big Black ont marqué l’histoire par leur sauvagerie et anticipé les futures révolutions sonores à venir – musique industrielle, grunge.
Quand sort Songs About Fucking, Big Black n’existe déjà plus et Albini fonde avec deux musiciens noise texans un autre trio au nom affreusement provocateur, Rapeman – il présentera plus tard ses excuses aux victimes de violences sexuelles pour la bêtise de ce choix. Dans la lignée de la discographie hérissée de Big Black, Two Nuns and a Pack Mule, l’unique album de Rapeman montre combien Albini continue d’aimer à prendre à rebrousse-poil. En parallèle, son nom devient de plus en plus synonyme de succès underground.
Intransigeance et intégrité
Car Albini développe à partir du milieu des années 80 l’activité de producteur-ingénieur du son avec un savoir-faire remarquable doublé d’une éthique irréprochable. Un de ses 1er hauts faits est Surfer Rosa des Pixies, enregistré en dix jours en décembre 1987. Albini expérimente encore un peu – enregistrant ainsi la voix de Kim Deal dans une salle de bains –, mais met en place la philosophie qui le guidera pour le restant de sa carrière. Pour lui ce qui importe c’est d’aller au plus près des groupes et des artistes qui le recrutent, travailler très vite pour capturer leur musique de la manière la plus fidèle et brute possible. Comme il l’expliquera à la fin de sa vie, tel un Alan Lomax du punk et du rock, il cherche à archiver et documenter la culture qui l’intéresse grâce à ses enregistrements sans filtre. Avec Surfer Rosa, Albini met aussi au point sa signature en mettant l’accent sur la batterie et les guitares. Après les Pixies, Albini voit tous les rockers les plus excitant.e.s des années 1990 recourir à ses services. PJ Harvey (Rid of Me), les Breeders de Kim Deal, Slint, The Jesus Lizard, The Wedding Present, Helmet, The Jon Spencer Blues Explosion…cette longue liste inclut aussi des groupes français comme Sloy ou les Thugs qui, eux, ne garderont pas forcément un souvenir impérissable de leur collaboration (pour Strike, 1996).
Sur le CV XXL d’Albini figure aussi Nirvana qui, après le carton mondial de Nevermind (1991), a besoin de repiquer à l’éthique punk. Pendant plusieurs semaines le groupe et Albini échangent par fax afin de tomber d’accord sur leur objectif commun. Dans un document de quatre pages, Albini définit son approche : “Je pense que la meilleure chose que vous puissiez faire à ce moment de votre carrière est de pondre un disque en quelques jours avec une production de haute qualité mais minimale et sans interférence.” Alors que d’autres producteurs causent de projet, Albini veut redonner la primauté à l’artiste et ne pas intervenir dans ses décisions, préférant l’enregistrer plutôt que de le diriger. Alors qu’il entre en studio avec Nirvana pour In Utero (1993), il signe un texte-manifeste, The Problem with Music, où il évoque les dangers pour les groupes de rock lorsqu’ils signent avec une major. Il n’hésite pas à publiquement à dire du mal de certains groupes comme les Smashing Pumpkins et se moque même de ceux qui ont croisé son chemin. Dans un article de 1991, il raillera ainsi les Pixies : “Jamais je n’ai vu quatre vaches être aussi nerveuses à l’idée d’être menées par l’anneau dans leur museau.”
Un dernier album orphelin
Intransigeant, indépendant, parfois offensant, Albini reste en pleine MTVisation du grunge la boussole qui indique l’indépendance. Il refuse d’ailleurs de toucher des royalties sur les ventes d’In Utero, quelque chose de totalement inenvisageable pour lui. Ce qui colle aussi avec son ressenti final de son expérience avec Nirvana. Déçu par la volonté du groupe de remixer certains morceaux sans lui, Albini désapprouvera en partie le résultat final. Heureusement, il garde le contrôle complet sur sa propre musique, celle qu’il enregistre avec le batteur Todd Trainer et le bassiste Bob Weston sous le nom de Shellac. At Action Park (1994) dévoile une nouvelle direction pour Albini avec des rythmes lourds et répétitifs et des riffs de guitare préfigurant le math rock. Jusqu’à sa mort, Albini se consacrera à Shellac de manière quasi récréative d’où les rares mais remarquées tournées du trio. Durant son parcours émaillé de quantité de rencontres artistiques, Shellac restera durant les trente dernières années un refuge hardcore auquel Albini reviendra se régénérer. Dix ans après l’album Dude Incredible (2014), doit sortir le sixième Shellac le 17 mai prochain : To All Trains.