Story : de « Princesse Monoke » au « Garçon et le héron », comment Miyazaki a multiplié les œuvres testamentaires

Combien de fois Hayao Miyazaki a-t-il annoncé sa retraite pour finalement en sortir et, bien souvent, accoucher dans la foulée d’un film de nature à faire entrer son œuvre dans une dimension inexplorée ? On ne les compte plus, mais on pourrait...

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Never ending man : Hayao Miyazaki de Kaku Arakawa

Combien de fois Hayao Miyazaki a-t-il annoncé sa retraite pour finalement en sortir et, bien souvent, accoucher dans la foulée d’un film de nature à faire entrer son œuvre dans une dimension inexplorée ? On ne les compte plus, mais on pourrait citer les plus célèbres. Comme celle suivant la sortie en 1997, au Japon, de Princesse Mononoké, son film le plus épique et un des plus éreintants à produire. Le cinéaste aurait alors envisagé de passer la main à la plus prometteuse recrue du Studio Ghibli, Yoshifumi Kondō, réalisateur du sublime Si tu tends l’oreille. Mais le décès brutal de ce dernier à 47 ans en 1998 contraint Miyazaki à revenir aux affaires – son film suivant sera Le Voyage de Chihiro et lui rapportera un Oscar en 2003.

Entre Le Château ambulant et Ponyo sur la falaise, entre Ponyo sur la falaise et Le vent se lève, entre Le vent se lève et ce dernier film, le cinéaste s’est à nouveau fendu de déclarations similaires, au point de nourrir une forme de légende amusée dont il est le 1er à se moquer, chaque fois qu’il se laisse désormais aller à annoncer ces retraites auxquelles plus grand monde ne croit vraiment. Il y a chez Miyazaki un double tempérament de vieux sage intraitable, guidé par le devoir, et de petit garçon tempétueux, gouverné par ses caprices. Ses allers et retours entre le travail et la retraite relèvent de ce double caractère.

Une inconstance infantile

Lorsqu’il annonce son départ, c’est avec la sincérité apaisée de l’homme qui se sait frappé par l’âge et s’incline devant sa propre fatigue – dans ses jeunes années, Miyazaki et ses équipes pouvaient produire dix minutes d’animation en un mois, contre une minute aujourd’hui. Lorsqu’il revient aux affaires, c’est souvent guidé par une forme de nécessité impérieuse, pour remédier à une crise au sein du studio ou prendre la main sur un film en déroute. Mais dans son incapacité à se fixer dans l’une ou l’autre de ces deux positions, il y a essentiellement une inconstance infantile qui est son moteur.

Miyazaki est un être dispersé, colérique et papillonnant, comme en témoignent les documentaires sur les coulisses du Studio Ghibli réalisés par Kaku Arakawa (10 Years with Hayao Miyazaki, quatre épisodes courant de 2003 à 2013 ; Never-Ending Man sur l’après-Le vent se lève), où on le voit apparaître et disparaître comme bon lui semble, se retirant parfois plusieurs jours de la ruche pour émigrer dans son atelier personnel, voire dans un ermitage plus lointain, au volant de sa 2 CV grise, puis revenir sans crier gare.

Miyazaki n’a de cesse de prendre sa retraite et de la quitter

À l’échelle aussi de son quotidien, Miyazaki n’a de cesse de prendre sa retraite et de la quitter. L’abandon de poste structure sa vie et sa méthode de travail, ce qu’a parfaitement compris depuis le début son plus fidèle allié, le producteur de toujours, cofondateur du studio, tête pensante non pas créative mais gestionnaire et rationaliste, Toshio Suzuki.

La dernière fois que Miyazaki a prétendu mettre un point final à son œuvre, le monde entier y a cru. Deux mois à peine avaient passé après la sortie en juillet 2013, au Japon, du Vent se lève, qui marquait un terminus idéal à l’œuvre du réalisateur : un film réaliste et historique, à la fois contrepoint à son catalogue merveilleux, parabole auto-fictionnelle limpide et transfiguration adulte d’une œuvre jusqu’ici contenue dans un imaginaire et un répertoire émotionnel pensés pour les enfants.

Jirō Horikoshi, alter ego prométhéen

Le Vent se lève a été unanimement reconnu comme son chant du cygne, dans lequel Miyazaki se trouvait un alter ego prométhéen dans la figure de Jirō Horikoshi, inventeur du bombardier Zero qui fit les grandes heures de l’aviation nippone durant la guerre sino-japonaise puis la Seconde Guerre mondiale.

Poète idéaliste en même temps qu’ingénieur chevronné, Horikoshi est une figure semi-mythologique, un artiste aveuglé par le rêve d’Icare, mais cerné par la mort : la maladie de sa femme, la guerre, les catastrophes naturelles qui ponctuent l’histoire japonaise (le séisme de 1923 à Tokyo, séquence magistrale élaborée en plein Fukushima). Il y a du Ozymandias, ou du Oppenheimer – on s’étonne d’ailleurs que le film ne se soit pas invité dans les discussions sur le biopic atomique de Christopher Nolan – dans cette figure dont Miyazaki aurait pu faire son ultime reflet.

Lors d’une célèbre conférence de presse tenue en mars 2013, le cinéaste de 72 ans avait alors déclaré : “Je sais que j’ai déjà beaucoup parlé de partir à la retraite, mais cette fois, je le pense. […] Je vais m’efforcer de considérer toute velléité de revenir comme un délire de vieillard.”

Une veine crépusculaire

Il serait expéditif et probablement faux de prétendre que Miyazaki est impatient de mourir, mais on peut à tout le moins supposer que la continuité de sa vie le questionne, l’énerve sans doute, l’attriste peut-être. La mort a emporté beaucoup de ses camarades, souvent plus jeunes, et notamment par des maux qui auraient pu prendre en 1er lieu ce gros fumeur surmené : la rupture d’anévrisme de Yoshifumi Kondō, les cancers du poumon d’Umanosuke Iida et de “Paku”, surnom d’Isao Takahata, son grand frère et rival.

Hayao Miyazaki à Paris, en 2004 © Fabrice Dall’Anese/Getty Images

La transmission n’a pas mieux fonctionné. Il le reconnaît dans Never-Ending Man : “J’ai formé des successeurs. Mais je ne pouvais pas lâcher. Alors je les ai dévorés. J’ai dévoré leur talent” – le Sans-Visage mangeur d’hommes de Chihiro ne vient pas de nulle part. Miyazaki ne cause que très froidement avec son fils Gorō, à qui il a infligé d’innombrables humiliations face à la réussite discutable de ses velléités de réalisateur chez Ghibli (jusqu’au naufrage total d’Aya et la sorcière et sa CGI – computer-generated imagery – repoussante).

Récits de royaumes déchus, d’âges d’or touchant à leur terme

Alors, il est revenu. Partir, revenir, vouloir repartir, rester malgré tout : cette intranquillité n’est pas une forme d’agitation crépusculaire, mais la matrice de tout Miyazaki. Et si l’on cède à la tentation journalistique de lire ses derniers opus comme “testamentaires”, même s’ils le sont probablement beaucoup, alors il faut reconnaître qu’ils le sont à parts égales avec bon nombre de ses films, y compris de jeunesse – récits de royaumes déchus (Le Château dans le ciel), d’âges d’or touchant à leur terme (Porco Rosso), peuplés de figures de vieux magiciens desserrant leur prise sur le monde (Fujimoto dans Ponyo sur la falaise, Hauru dans Le Château ambulant).

Miyazaki n’est pas testamentaire parce qu’il est vieux, mais parce qu’il est ainsi ; et il ne revient pas parce qu’il lui reste une dernière chose à dire avant la tombe, mais parce qu’il ne peut pas cesser de revenir. La question n’est pas celle de sa façon de mourir, mais de sa façon de vivre.

“Il faut tenter de vivre” était la deuxième partie du vers de Paul Valéry qui obsédait Jirō, le héros du Vent se lève. Et vous, comment vivrez-vous ? est le titre original du Garçon et le Héron, emprunté à un roman de Genzaburō Yoshino paru en 1937 que Miyazaki aimait beaucoup quand il était enfant, qui joue un rôle dans le film, mais n’a pas vraiment inspiré son histoire. Cette dernière est un étonnant virage, peut-être en arrière parce qu’il revient au merveilleux, peut-être en avant parce qu’il conjugue de façon plus complexe et subtile toutes les forces élémentaires de son œuvre.

Du chaos au rêve

Mahito, exactement comme avant lui Miyazaki, est le fils d’une mère malade et d’un père directeur d’une entreprise d’armement dont la guerre du Pacifique assure la prospérité. Après la mort de sa mère dans l’incendie de son hôpital, la menace des bombardements contraint le foyer endeuillé à fuir Tokyo pour s’établir dans une demeure de la branche maternelle, où le père va se remarier avec sa belle-sœur, qui par ailleurs est déjà enceinte.

Meurtri, sauvage, mais résolu à s’adapter à cette vie nouvelle, Mahito tente difficilement de s’intégrer à l’école, d’accepter la perte ainsi que cette étrange usurpation de la mère par sa propre sœur, toute douce et compréhensive soit-elle. Mais il va surtout être aspiré vers un autre monde, où le guide un étrange héron doué de parole, qui rôde autour de la maison et lui promet que sa mère est encore vivante dans cette doublure du réel cachée derrière les murs d’une mystérieuse tour aux voies condamnées.

“Le Garçon et le Héron” © Studio Ghibli

De l’autre côté, Mahito va découvrir un univers magique, ou plutôt onirique, structuré par des visions discontinues : des pélicans affamés cloués au sol d’une île morte, une armée de perruches anthropomorphiques fanatisées par un roitelet, un mystérieux grand-oncle reclus dans une tour céleste, appliqué à des jeux d’équilibre consistant à empiler des cubes, sphères et pyramides de marbre afin de maintenir l’harmonie de l’univers.

Il se produit un effet de sidération à l’image des 1ers mots du héron

Entrepris en 2016, le film commence dans un ancrage historique très fort, enraciné dans le Japon de 1943, sa situation apocalyptique bien sûr, mais aussi ses mœurs, dépeintes avec précision dans un long prologue qui n’en fait pas un simple fond peint destiné à se faire petit pour préparer le surgissement du conte. Il évoque en cela Le vent se lève, à la fois pour son réalisme, mais aussi pour la place que les deux œeuvres accordent au rêve et à l’intériorité, à parts presque égales avec les scènes de conscience.

C’est grâce à ce prologue que le fantastique miyazakien, lorsqu’il s’éveille, prend vie d’une façon inédite, puisqu’il intervient dans un monde qui n’est pas initialement donné comme magique et qui est même doté d’une dureté sourde, sans issue. Il se produit un effet de sidération à l’image des 1ers mots du héron, qui n’est d’abord rien d’autre qu’un héron, gracieux échassier lacustre, volant et marchant avec une distinction silencieuse où se reconnaît la fine observation de l’animateur naturaliste, et se dévoile soudain monstre parlant, métamorphique et affublé d’une voix grotesquement rocailleuse. Le conte s’invite par surprise, crée une sorte de cacophonie des registres.

Cristallisation miyazakienne

On pourrait dire que Miyazaki trace un trait d’union entre ses répertoires les plus extrêmes, de son œuvre la plus ancrée (Le vent se lève) à la plus abstraite (Le Voyage de Chihiro, dont le film reprend la structure de train-fantôme). On pourrait aussi dire qu’il revient à ses influences les plus élémentaires. Il y a d’abord celle de Lewis Carroll, avec ce boyau caché au fond d’un jardin et qui mène à un pays de rêve et de cauchemar, peuplé de fantassins de toutes les couleurs à la façon d’une romance ruritanienne.

Il y a surtout celle de Paul Grimault, dont l’unique chef-d’œuvre, Le Roi et l’Oiseau (1980), reste un modèle absolu pour Miyazaki (qui a initialement découvert sa version de 1953, La Bergère et le Ramoneur) et dont refluent ici l’architecture mi-antique, mi-martienne à la Chirico, ainsi que la bouffonnerie ornithologique.

Reste à savoir dans quelle mesure le film serait, donc, testamentaire. La figure qui concentre cette dimension dans Le Garçon et le Héron est celle du grand-oncle, esprit sensible aux arts, gardien d’un temple dont il préserve par la finesse de ses gestes l’équilibre fragile, déjà quelque peu détaché de cet empire qu’il a bâti et dont il contemple, paisiblement résigné, l’effondrement. Il n’est pas interdit d’y voir l’allégorie, consciente ou non, du rapport de Miyazaki à son propre studio. Car s’il y a bien un nom qui, plus encore que Miyazaki, se teinte d’un parfum crépusculaire, c’est Ghibli.

La fin du modèle Ghibli ?

Le studio est dans une passe très difficile. Il n’a aucun projet de long métrage en cours de préparation. Il vient de vendre 40 % de ses parts au groupe Nippon TV. La marque elle-même faiblit : le musée Ghibli, rêve disneyen conçu en 2001 au plus fort de la ghiblimania, est endetté jusqu’au cou et a dû faire appel au crowdfunding pour se remettre à flot. Suzuki, son directeur, est au cœur d’un véritable scandale, accusé d’avoir financé le train de vie de sa compagne, une jeune photographe amatrice thaïlandaise, sur les caisses de l’entreprise et de lui avoir obtenu une multitude de passe-droits.

Le champ de ruines, le palais écroulé renvoient donc forcément en partie à ce studio légendaire devenu un royaume dépeuplé, dont l’unique réalisateur encore en activité est son cofondateur de 82 ans, l’autre, Isao Takahata, étant décédé en 2018, tandis qu’aucun auteur de la génération suivante n’a pris le relais de façon durable.

Les derniers films produits par Ghibli sont Aya et la sorcière (2020) de Gorō Miyazaki, désastre commercial et critique ; La Tortue rouge (2016) de Michael Dudok de Wit, cas unique et difficilement reproductible de débauchage de réalisateur européen ; et Souvenirs de Marnie (2014 au Japon, 2015 en France) de Hiromasa Yonebayashi, espoir un temps pressenti pour reprendre le flambeau, mais qui a finalement fait sécession en participant à la naissance du Studio Ponoc, composé d’anciens de Ghibli.

Les conditions de conception des films de Miyazaki et Takahata, rigoureusement artisanales, sont anachroniques

Les seuls véritables événements de la dernière décennie sont en réalité les films de Miyazaki et Takahata. Mais leurs conditions de conception, rigoureusement artisanales, les films étant entièrement dessinés à la main à un rythme de fourmi, sont anachroniques. Achevé en huit ans de travail par des dizaines d’animateur·rices et intervallistes, Le Conte de la princesse Kaguya était jusqu’à cette année le film le plus cher de l’histoire du cinéma japonais, pour près de 50 millions de dollars.

Le Garçon et le Héron l’aurait détrôné selon Suzuki, qui ne donne cependant pas de chiffres plus précis, mais rapporte que la diffusion événement de tout le catalogue Ghibli sur Netflix en 2020 a été indispensable pour renflouer les caisses de la production.

Au Japon, le film s’est déroulé de toute promotion, ne révélant pas la moindre image du film excepté celle de son affiche

Seuls les noms de leurs auteurs, totalement divinisés au Japon et dans le monde entier, peuvent encore garantir le succès nécessaire pour éponger de tels budgets. Et ils le font, à un degré qu’aucun réalisateur au monde ne peut ou n’ose prétendre. Le Garçon et le Héron a ainsi réalisé en juillet le meilleur démarrage de toute l’histoire du Studio Ghibli, et ce dans des conditions de marketing uniques : le film s’est déroulé de toute promotion, ne révélant pas la moindre image du film excepté celle de son affiche, et se privant même de bande-annonce.

Le marché occidental n’a pas été aussi téméraire et a donc contraint le film à s’y munir d’un matériel promotionnel classique – parfaite image d’un monde extérieur qui ne peut ou ne veut plus vraiment s’accorder à Ghibli, sa petite échoppe et ses crayons de bois.

“Miya semble résolu à continuer jusqu’à 90 ans” Toshio Suzuki

Dit-on adieu à Hayao Miyazaki ? Sans doute pas – après tout, le cinéaste n’a pas de problème majeur de santé et semble résolu à consacrer toutes les années qui lui restent à vivre à dessiner, épaulé par son producteur et ami Suzuki, qui l’a confirmé auprès de Libération en rapportant que “Miya” avait d’ores et déjà entamé le travail sur un nouveau projet évidemment mystérieux et semblait résolu à “continuer jusqu’à 90 ans”. 

Mais ce dont il faut désormais porter le deuil, même si cela était déjà de plus en plus clair ces dernières années, c’est l’événement artistique Ghibli : l’effervescence des années 1990 et 2000 qui voyait s’enchaîner presque chaque année les chefs-d’œuvre, signés Miyazaki, Takahata mais pas seulement, et qu’on espérait encore quelque peu voir renaître un jour. Elle est pour de bon reléguée au passé par ce film chargé jusqu’au plus profond de sa forme – détail notable, Miyazaki a densifié le frame rate (ou fréquence d’images), comme s’il voulait submerger le film de micro-mouvements – d’une mélancolie, d’une sorte de nostalgie du souffle. Quelque chose de vibrionnant, de charnel déborde de son animation, qui semble là pour la dernière fois, et qui laisse au fond de nous-mêmes un frémissement tenace.

Le Garçon et le Héron d’Hayao Miyazaki (Jap., 2023, 2 h 05). En salle le 1er novembre.