Suivez le guide : Stuart A. Staples nous raconte le nouveau Tindersticks
“De nos disques, c’est celui qui a le plus à voir avec les sensations”, nous prévient Stuart A. Staples depuis La Souterraine et non loin de son piano. Poussé en partie par le contexte confiné, Tindersticks sort, avec Distractions, de sa zone...
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“De nos disques, c’est celui qui a le plus à voir avec les sensations”, nous prévient Stuart A. Staples depuis La Souterraine et non loin de son piano. Poussé en partie par le contexte confiné, Tindersticks sort, avec Distractions, de sa zone de confort. “Notre tournée a été écourtée, restait cette énergie qui devait aller quelque part, mais nous devions nous retrouver physiquement”, et c’est ce qu’a permis la fenêtre estivale, non sans batailler.
“Notamment quand Dan McKinna [bassiste et pianiste] a dû écourter sa venue avec la frontière qui se refermait le lendemain”, explique Stuart avant d’aborder les bouleversements nécessaires : “Il s’agissait de sortir de nos rôles, nous avions besoin d’un déplacement vers un espace étranger.“
“Finir No Treasure but Hope, dirigé par une forme suprême de rigueur, nous a permis de rompre avec le naturalisme pour aller vers quelque chose de plus expérimental et minimal.” Exit les chansons enluminées : “Parfois, l’acte le plus créatif, c’est de ne pas jouer.” En Bartleby de studio, le groupe se méfie alors des notes et des mots, “s’éloigne de la narration, s’autorise la confusion”.
Une bifurcation saisissante aux voix bouclées et aux progressions house
Pour Staples, Man Alone, le sidérant premier titre, relève “du flux de conscience, du voyage, du trajet.” C’est une bifurcation saisissante, avec ses voix bouclées et ses progressions house : “J’ai été surpris d’y découvrir une connexion avec la musique que nous faisions, Neil [Fraser, guitariste] et moi, adolescents, ces influences qui vous marquent au point d’intégrer votre ADN.” Ce trip d’ouverture reflète la conception d’ensemble : “Faire un album, c'est un voyage avec un début et une fin, et les chansons qui ne trouvent pas leur place dans ce récit particulier sont écartées sans regret, même les meilleures.”
Ainsi s’explique la place particulière des trois reprises au générique de Distractions : “La relation entre les deux premiers titres est essentielle, seule la reprise de Neil Young a été autorisée à s’aventurer derrière eux, en nous offrant un pas de côté crucial.” Et A Man Needs a Maid de se parer d’un groove poisseux, d’harmonies soul qui rappellent le Leonard Cohen synthétique d’In My Secret Life. “Dix ans qu’on se démenait avec cette chanson ! Sous ses arrangements admirables nous attendait quelque chose de plus modeste.”
Si les quatre compositions originales comptent parmi les plus singulières de la discographie du groupe, les covers sont ici devenues des titres à part entière de Tindersticks : “Dans une reprise, il s’agit de ne pas répliquer ce qui est déjà fait, plutôt de chercher ce qui vous attend.”
Celle empruntée à la grande Dory Previn (Lady with the Braid) est une exploration langoureuse de ce que l’intime peut avoir de plus étrange. “Le fait que je sois un homme attiré par cette chanson féminine m’offrait en soi un terrain à explorer”, dit Stuart de ce titre qui devait “absolument ouvrir la deuxième face”. Car un album est toujours pour lui “une forme en deux parties. C’est une question non de durée mais d’énergie, de comment elle se dissipe le long d’une face.”
“Nous avons besoin de colère”
Troisième cover, le très remonté You’ll Have to Scream Louder de Television Personalities. “Je n’avais pas prévu de les reprendre, mais je me souviens d’un week-end d’avril confiné, un moment d’explosion : George Floyd, les manifestations au Royaume-Uni, plein de choses ont fait que je me suis réveillé avec ce morceau-là en tête et me suis senti obligé de me confronter en studio à cette sensation de colère.” De sa voix profonde, le chanteur insiste : “Nous avons besoin de colère, particulièrement en ce moment. Comme force constructive, contre le fatalisme.”
Et à l’heure où danser ferait figure d’acte insurrectionnel, sa version met l’accent sur l’aspect disco de la chanson. “Je suis fasciné par le disco. A l’époque, c’était vu comme quelque chose de frivole en comparaison avec ce que j’écoutais. J’ai compris ensuite que cette musique émanait de temps difficiles dont il fallait se libérer. L’urgence vitale que je ressens avec You’ll Have to Scream Louder fait écho à ces racines. Je suis frappé de voir que les bouleversements récents nous renvoient à une situation comparable à celle de 1980.”
Souvenirs du Bataclan
Loin d’être imperméable aux afflictions contemporaines, Distractions réserve en pénultième piste l’un de ses moments les plus sensibles avec Tue-moi, dont le texte marie la mort à la proximité physique, en français, sur fond de notes sépulcrales. “Elle m’est apparue après la tragédie du Bataclan. Je ne pouvais pas utiliser mon écriture habituelle, les mots ne pouvaient pas prendre ce chemin. J’ai su comme une révélation que j’allais écrire et chanter en français.”
“Je me suis très précisément figuré le lieu, l’espace de la scène, l’aspect des murs”
Staples, qui s’est souvent retrouvé dans la salle parisienne, en garde “des moments, des odeurs, des gens… quand cette tragédie est survenue, je me suis très précisément figuré le lieu, l’espace de la scène, l’aspect des murs, c’était saisissant : ce n’était pas qu’un tragique flash info, je me suis senti terriblement proche, affecté.” Après ce lamento nocturne et mortuaire, on se retrouve avec The Bough Bends au petit matin dans le jardin creusois de la maison de Stuart A. Staples, dont on entend en introduction l’atmosphère saisie pendant le confinement printanier.
“C’est devenu un son important à ce moment, avec lequel l’ensemble du disque entretient un lien très fort. Je me sens incroyablement privilégié d’avoir un extérieur.” Comme dans la nouvelle de Borges, l’extérieur de Staples est un jardin aux sentiers qui bifurquent. En empruntant un passage dérobé, ses Tindersticks se sont superbement réinventés.
Distractions (City Slang/PIAS)