Sur la scène rap, le retour des “underdogs” de Detroit
Renaître. Tout à la fois malédiction, horizon, impasse et leitmotiv, c’est le mantra auquel s’est condamné Detroit dès la fin des années 1960. Perpétuellement reconstruire sur les ruines fumantes de l’ex-bras armé de l’industrie automobile...
REJOINDRE L'ÉQUIPE DE RÉDACTION
Tu penses avoir un don pour la rédaction ?
Contacte-nous dès maintenant pour rejoindre notre équipe de bénévoles.
REJOINDRE L'ÉQUIPE DE RÉDACTION
Tu penses avoir un don pour la rédaction ?
Contacte-nous dès maintenant pour rejoindre notre équipe de bénévoles.
REJOINDRE L'ÉQUIPE DE RÉDACTION
Tu penses avoir un don pour la rédaction ?
Contacte-nous dès maintenant pour rejoindre notre équipe de bénévoles.
Renaître. Tout à la fois malédiction, horizon, impasse et leitmotiv, c’est le mantra auquel s’est condamné Detroit dès la fin des années 1960. Perpétuellement reconstruire sur les ruines fumantes de l’ex-bras armé de l’industrie automobile et incarnation du capitalisme tardif figé dans un work in progress permanent. Dans cet écosystème fait de chômage de masse, de crise de l’immobilier, sans possibilité de capitaliser sur l’héritage Motown Records qui s’est fait la malle dès les années 1970, où même le seul quartier dédié à la production musicale s’est fait engloutir par l’asphalte d’une autoroute, la seule alternative pour le rap de Detroit tendait inévitablement vers la débrouille et l’entraide – quand il n’était pas miné par de violentes inimitiés.
Ce statut d’underdog de l’Amérique, de patrie des parias, est finalement devenu constitutif de l’identité du rap de Detroit avant même que celui-ci ne se sédimente autour de caractéristiques esthétiques. Du rap de chien de la casse d’Eminem, devenu l’artiste rap le plus écouté des États-Unis, au hip-hop sous influences et débridé de Danny Brown (qui irrigue encore le rap le plus libre du pays), en passant par d’autres groupes locaux, tous·tes ont fait le choix de s’antagoniser avec le reste du pays ou de s’associer à d’autres villes mésestimées du rap US (récemment Tallahassee ou Milwaukee). Tant pis et trop tard pour les concessions, Detroit surgit toujours dans votre angle mort, prête à renverser le stigmate.
Detroit contre le reste du monde
Mais malgré la maxime “Detroit vs. Everybody” qui donne son titre à un morceau-manifeste d’Eminem, cette inextricable culture de la lose et les conditions matérielles et financières difficiles auront infatigablement empêché les échappé·es d’entraîner la musique de leur ville dans leur sillage. Pourtant, depuis une décennie environ, pierre par pierre, l’ethos du rap de Detroit semble s’être légèrement déplacé de la figure du héros local, émancipé, vers celle du héraut, de l’éclaireur lié à la ville et annonçant la déferlante à venir.
2023 n’est, en effet, pas l’année d’une explosion soudaine pour Detroit. Mais le repli régional du rap américain opéré depuis une paire d’années face à la pénurie, associé à une fatigue artistique des blockbusters rap sur le territoire et à l’avance patiemment prise par Motor City dans le domaine, semble ouvrir la porte à une opportunité presque sans précédent. Bâtissant sur les codes esthétiques vernaculaires de la ville du Michigan popularisés au milieu des années 2000, notamment par Eastside Chedda Boyz ou Street Lord’z, une nouvelle génération – dont Peezy et Babyface Ray seraient, avec le crew Team Eastside, les chefs de file depuis le milieu des années 2010 – semble fin prête à exister en son nom et à constituer le rap de Detroit en industrie.
Des connexions avec d’autres bastions américains du rap d’underdog, de l’émergence de Flint, ville voisine qui révélera Rio Da Yung Og, du succès impromptu du First Day Out de Tee Grizzley, de la mixtape Michigan Boy Boat de Lil Yachty (pourtant originaire d’Atlanta) qui consacrait cette nouvelle scène hors de ses frontières, jusqu’à son exportation récente dans un rap français jamais farouche à l’idée de s’emparer des idées les plus saisissantes du rap US, les rythmiques si distinctives de Detroit pollinisent enfin en dehors de la région des Grands Lacs.
Plébiscitant largement, sinon exclusivement, ces rythmiques rebondies cavalant à haute intensité (entre 175 et 205 BPM) faisant la part belle aux 808 et aux contretemps, plusieurs artistes ont fait rayonner le rap de Detroit, d’une manière ou d’une autre, en 2023. Si le réseau d’entraide, solidifié année après année, a évidemment offert des dizaines de collaborations entre rappeur·ses du cru, c’est la nature de ces albums et mixtapes qui frappe. D’un côté, Peezy et Babyface Ray ont chacun livré leur grand œuvre, un album-somme pour le 1er, un tour de piste à la gloire du rap de Detroit pour le second. De l’autre, l’enfant terrible BabyTron a inondé les plateformes de Detroit beats plus absurdes les uns que les autres avec son scam rap (littéralement “rap d’arnaqueur”) sur pas moins de quatre mixtapes ou EP, tandis qu’Icewear Vezzo a fait la fierté de Motor City en s’arrogeant la faveur d’un épisode de Gangsta Grillz, l’iconique série de mixtapes de l’Atlantan d’adoption DJ Drama (Pharrell, Gucci Mane, Lil Wayne, 2 Chainz…).
Entre espoir et malédiction
Mais le zénith de cette folle année tient en six lettres : Ganger, 1er véritable album de Veeze. Pur produit du cru, bousillé par Eastside Chedda Boyz, Street Lord’z ou Team Eastside (son mentor Babyface Ray, sûr de son talent, lui a payé son 1er clip), il s’est fait connaître par un délirant morceau samplant le générique de New York, police judiciaire. Cet esprit aventureux est moins celui d’un troll que d’un boulimique de musique ne reculant devant aucune bizarrerie.
Dans un article consacré au disque sur son blog Pure Baking Soda, Nicolas Peillon, journaliste et auteur spécialiste du rap américain, déploie un réseau d’analogies entre skate et surf pour qualifier l’aisance flottante et pourtant euphorisante de Veeze au micro. S’il y dessine une géographie esthétique des influences du rappeur de Detroit pour louer cette exaltante léthargie, on ira même plus loin. Ce traitement de la voix, cet alliage de syncrétisme de geek du rap et de nonchalance non feinte produit l’épiphanie de Ganger : un mariage idéal entre le fond et la forme, avec une voix qui apparaît comme la réponse la plus évidente aux rythmiques à la fois rebondies et alanguies du rap de Detroit. Une manière d’être au monde dans une sorte de détermination détachée (ou l’inverse), qui capture toute l’ambiguïté du rap de Detroit. Veeze, c’est l’espoir et la malédiction de Motor City. Une porte de sortie ou un horizon déjà indépassable qui contient – jusque dans sa voix et les sensations qu’elle provoque – un débordement, un accroissement, mais aussi tous les fantômes de la ville. Reste à savoir s’ils pourront être conjurés.