“The Dissident” : le documentaire choc sur l’assassinat d’un journaliste saoudien
La mise en ligne ce lundi de The Dissident de Bryan Fogel est accompagnée d’une réputation à caractère hautement inflammable, et ce, à double titre. D’abord, parce que ce documentaire se concentre sur l’une des grandes affaires médiatiques...
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La mise en ligne ce lundi de The Dissident de Bryan Fogel est accompagnée d’une réputation à caractère hautement inflammable, et ce, à double titre. D’abord, parce que ce documentaire se concentre sur l’une des grandes affaires médiatiques de ces dernières années – l’assassinat du journaliste et activiste Jamal Khashoggi en 2018 par le régime saoudien – ensuite, parce que l’on apprenait quelques semaines avant sa sortie, que le documentaire avait été refusé par Netflix par peur de potentielles représailles – le film est aujourd’hui disponible en vidéo à la demande sur plusieurs plateformes. Rappelons que quatre ans plus tôt, la plateforme au logo rouge avait acquis pour un montant record de 5 millions de dollars, Icare, le précédent documentaire du réalisateur américain qui mettait en lumière un autre scandale international (l’implication de l’état russe dans une gigantesque affaire de dopage pendant les Jeux olympiques d’hiver en 2014) et avait valu à son auteur l’oscar du meilleur documentaire en 2018.
The Dissident est-il donc à la hauteur de sa réputation sulfureuse ? À bien des égards, on peut répondre que oui. Mais avant, voici un petit rappel des faits. Ancien proche de la monarchie saoudienne avant d’entrer en dissidence après l’avènement du prince héritier Mohammed ben Salmane, le journaliste Jamal Khashoggi s’exile en 2017 aux Etats-Unis et devient l’un des plus vifs symboles de l’opposition au régime grâce à des prises de positions extrêmement fortes sur Twitter et dans des articles réguliers pour le Washington Post. Le 2 octobre 2018 à Istanbul, Khashoggi doit se rendre au consulat saoudien pour récupérer un document nécessaire à son remariage, qui aura lieu le lendemain, avec la journaliste turque Hatice Cengiz. Le dissident pénètre dans le bâtiment. Il n’en ressortira jamais. Après de nombreuses heures de trouble et d’incompréhension, de faux-témoignages des membres du consulat, les médias internationaux révèlent que Khashoggi a été assassiné. Les suites de l’enquête révèlent qu’il aurait été asphyxié puis découpé en morceaux avant d’être transporté hors des murs et incinéré.
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Un documentaire d’une efficacité remarquable
Aux vues de ce fait hallucinant qui passionna autant qu’il indigna la communauté internationale pendant plusieurs semaines, on pourrait remettre en cause le “mérite” de The Dissident tant l’affaire qu’il raconte possède déjà tous les atouts d’un grand récit romanesque. La matière originale est tellement riche qu’il faudrait vraiment se rendre coupable de sabotage pour en tirer un ratage (un commentaire que l’on pouvait déjà adresser à la mini-série documentaire de Netflix basée sur l’affaire Grégory). Pourtant, comme son homologue, The Dissident est un bulldozer d’efficacité, au croisement d’un épisode de Mr. Robot, d’une tragédie amoureuse et d’un roman d’espionnage de John le Carré. Programmatique, parfois inutilement maniériste dans sa mise en scène, le film est aussi extrêmement trouble, à tel point qu’on ne sait plus si c’est le réel qui revêt des traits de fiction ou bien l’inverse. Cette sensation est accentuée par le traitement qui se recentre sur quelques personnages centraux que le film érige en véritable héros du théâtre antique. Chacun répondant à des caractéristiques et fonctions dramaturgiques précises : le mentor (Jamal Khashoggi), la veuve avide de justice (Hatice Cengiz) l’héritier (Omar Abdulaziz), l’antagoniste (Mohammed ben Salmane).
Un précipité de l’affaire d’une grande complexité
Il faut aussi saluer l’architecture du récit et la pertinence des différents axes narratifs choisis, qui s’attachent à mener à la fois une reconstitution minutieuse de l’assassinat, un portrait intime et politique de Khashoggi, de sa fiancée Hatice Cengiz, mais aussi du vidéaste dissident Omar Abdulaziz exilé au Québec, à assembler les preuves de la politique de surveillance du gouvernement saoudien grâce notamment à un logiciel de piratage nommé Pegasus et à proposer une mise en images extrêmement ingénieuse de la bataille numérique sur Twitter entre le régime saoudien et ses opposants. En moins de deux heures, le documentaire livre un précipité de l’affaire sans en sacrifier la complexité.
The Dissident interroge également un peu plus la manière dont le documentaire d’investigation parvient à obtenir toujours davantage de documents d’archives, mais aussi dont il s’autorise ou non à montrer aux spectateurs. C’est alors à un autre documentaire estampillé Netflix que l’on pense : L’Affaire Watts, chronique d’une tuerie familial, autre true crime glaçant, qui était parvenu à accumuler une telle densité de documents d’archives (GoPro, vidéos de surveillance, messages téléphoniques, captures d’écran) que le récit criminel était capable d’être restitué quasiment dans son intégralité (seul le passage à l’acte étant laissé hors-champ) par les images et les sons préexistants. Comme dans cette séquence hallucinante où le spectateur assistait aux aveux en direct du coupable via la caméra de surveillance d’un commissariat.
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On retrouve dans The Dissident la même densité de matières filmiques et sonores. Tout ce qui a existé a forcément laissé une trace, même lorsqu’on a voulu minutieusement le faire disparaitre (les taches de sang de Khashoggi seront révélées au Bluestar, cette technologie à la luminescence bleue utilisée par la police scientifique.). Plus perturbant encore, lorsque, grâce à des micros dans le consulat saoudien (que l’on imagine posés par les services secrets turcs) le documentaire livre par retranscription écrite les 7minutes 30 de l’agonie du journaliste du Washington Post puis son démembrement. Séquence glaçante qui questionne autant la surveillance généralisée que les limites de représentation de ce format d’investigation : la production de The Dissident, a-t-elle eu accès aux bandes sonores et choisi de ne pas les faire entendre aux spectateurs ? Ou bien est-ce un document scellé par la justice dont la publication audio est rendue inaccessible ? Dans cette réponse, hélas inconnue, se niche l’un des grands enjeux du documentaire d’investigation de demain : à l’heure où presque tout agissement fait naître une archive numérique, faut-il tout montrer, tout faire entendre, pour faire surgir la vérité ?
Ludovic Béot