Travis Scott, colosse aux pieds d’argile sur “Utopia”

Chez Travis Scott, tout est affaire de débordement. Il s’y est condamné bien avant le succès de son troisième album, Astroworld (2018), il en a fait un sacerdoce qui le suit partout jusque dans sa réputation de monstre de scène. Un débordement...

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Chez Travis Scott, tout est affaire de débordement. Il s’y est condamné bien avant le succès de son troisième album, Astroworld (2018), il en a fait un sacerdoce qui le suit partout jusque dans sa réputation de monstre de scène. Un débordement artistique électrisant au moment du diptyque Days Before Rodeo (2014)/Rodeo (2015) qui l’a rattrapé, à plusieurs égards, ces dernières années.

De manière tristement extra-musicale déjà, lors de la tragédie de son festival Astroworld en 2021 qui fera 10 mort·es et des milliers de blessé·es lors d’un effroyable mouvement de foule avec laquelle le rappeur (toujours en procès au civil mais acquitté des charges pesant à son encontre au pénal) s’est montré étonnamment distant. Mais aussi artistiquement, malgré d’indéniables qualités et son statut de rouleau compresseur commercial irrécusable, Astroworld portait déjà en germe la fatigue artistique de son auteur incapable de mener à bout les ambitions formelles de son blockbuster rap, plus occupé à dévorer, en bon entrepreneur, tout l’espace médiatique qu’il lui était possible d’ingérer (ou pas).

Contradictions

Frasques avec Kylie Jenner, benjamine de la fratrie Kardashian, étalées dans les tabloïds, contrats avec McDonald’s, nouvelles paires de Jordan et autres mondanités… Tout culmine jusqu’à l’éreintante campagne promotionnelle autour de son quatrième album, l’ultra attendu Utopia, et la parution de son 1er single et catalyseur des contradictions de son auteur, K-Pop. Un one-shot indigent vaguement dancehall – en collaboration avec les plus grandes superstars de 2023 (Bad Bunny et The Weeknd) –n’ayant rien à voir avec la proposition d’Utopia, ni avec la K-pop, ni même avec quelconques velléités musicales, mais pensé exclusivement pour truster mécaniquement les charts du monde.

À l’heure d’Utopia, rien n’a donc véritablement changé chez Scott, ou plutôt tout s’est déversé dans le lit du fleuve Astroworld, pour un résultat qui souffle naturellement et inévitablement le très chaud et le très froid. Mêmes ambitions démiurgiques et même ratage conceptuel, même persona désincarnée traversant une même folie de production exaltante, si l’enveloppe sonore a changé, Utopia reste en proie aux mêmes défauts et qualités que son prédécesseur. Car, et c’est là tout le problème, Utopia est loin d’être un mauvais album – il plane tout de même au-dessus du tout-venant – mais c’est un disque désespérément frustrant, une image rémanente de ce qu’aurait dû être l’utopie de Travis Scott.

L’ombre du père

En résulte donc, ce nouvel album gargantuesque (73 minutes), à la fois bien plus ambitieux dans sa démarche expérimentale que le Testing d’A$AP Rocky ou bien plus honnête dans sa rénovation du psychédélisme que Lil Yachty (dont le dernier album avait fait couler beaucoup d’encre), mais incapable de se hisser à la hauteur de ses aînés, le monolithe Yeezus de Kanye West en tête.

Dans la horde de contributeurs, le spectre de Kanye est partout : les synthés vrombissants de Mike Dean, Rick Rubin, Swae Lee ou Teezo Touchdown qui convoquent le chant de 070 Shake (Modern Jam et Circus Maximus), quand ce ne sont pas des productions simplement chipées à West lors de la conception de Donda (Thank God, God’s Country). Dans ses plus grands instants, Utopia sonne d’ailleurs comme le meilleur album solo de Kanye depuis The Life Of Pablo (2016), dans les pires, il apparaît comme une parodie du Chicagoan (jusque dans certains flows, ce qui n’est malheureusement pas le point fort de Kanye).

Mais ce que Travis n’a pas compris du Kanye West période Yeezus, c’est qu’il ne partage pas le même ethos du débordement. Il suffit d’y comparer leur utilisation du producteur Rick Rubin. Chez le second, il venait casser et synthétiser le flux de pensées rhizomiques de Ye, chez le 1er, il vient seulement entretenir le flow des idées de Travis : un retour à la source contre une dilution et un étalage ad nauseam. De fait, Utopia n’est pas expansif à dessein comme chez Kanye, c’est un simulacre de liberté qui se délite de la même manière qu’Astroworld, où le natif de Houston, roi en son palais, se refuse à choisir, d’infléchir une quelconque décision qui lui ferait perdre ne serait-ce qu’un·e auditeur·rice. Un statu quo créatif qui n’a rien de l’utopie qu’il appelle de ses vœux.

Une autre utopie

S’il est un formidable producteur pétri d’idées, Travis Scott n’est pas la superstar d’avant-garde et subversive qu’il pense être, c’est un indomptable qui s’est dressé lui-même aux impératifs de l’industrie, un gosse apeuré qui accumule compulsivement les pensées par peur de trier. En empilant les changements de prods abscons par crainte de soustraire, en arrivant à magnifier 21 Savage et James Blake le temps d’un morceau, puis les saboter sur un second sans autre explication concrète que l’envie de remplir ras-la-gueule son album-péplum, en multipliant les appels du pied aux charts aux dépens de la cohérence de son propre disque, “La Flame” perd le fil de son blockbuster – un genre où tout est affaire de rythme et pas de durée.

N’en reste pas moins quelques beautés fatales, lorsqu’il embrasse le savoir-faire de Frank Ocean et son éventail de voix pitchées (My Eyes, superbe rencontre entre la folk futuriste de Frank Ocean et le Haruomi Hosono mandaté par Muji, ou encore le titre Parasail avec Yung Lean), quelques morceaux de bravoure de metteur en sons (Hyaena, la seconde partie de Thank God, Modern Jam, Lost Forever…) et quelques featurings bien sentis qui l’éclipse beaucoup trop souvent (21 Savage, Westside Gunn, Playboi Carti, Teezo Touchdown), parasités à jamais par l’ambition dévorante et les piètres performances d’un Travis en berne.

Car s’il n’a rien à dire de l’avenir, Scott en donne encore un à entendre, par instants. Mais ce trop-plein permanent, ce sentiment qu’il n’éclora jamais autrement qu’en entertainer laisse à penser qu’il n’est plus la personne indiquée pour l’incarner. À tel point que l’on caresse l’idée d’une autre utopie hautement invraisemblable : plutôt que de continuer à chasser le soleil, que l’Icare de Houston fasse le chemin inverse. Qu’il redevienne producteur, se mette au service d’autres artistes, réalise leur plein potentiel, s’efface. Un devenir d’architecte comme seule utopie vraiment désirable de ce disque à la fois brillant et indigent.

Utopia (Cactus Jack Records/Epic Records/Sony Music). Sortie depuis le 28 juillet.