Tribunes de militaires: anatomie d’une entreprise politique

Deux tribunes signées par des militaires ont été mises en ligne sur le site de Valeurs actuelles, le 21 avril puis le 9 mai 2021. Largement commentées depuis, elles incarnent une entreprise politique visant à soutenir une idéologie conservatrice...

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Le Président Emmanuel Macron et les chefs d'état-major de l'armée française réunis le 8 mai 2021 sous l'Arc de Triomphe à Paris pour la commémoration de la victoire du 8 mai 1945. (Photo by CHRISTIAN HARTMANN/POOL/AFP via Getty Images)

Deux tribunes signées par des militaires ont été mises en ligne sur le site de Valeurs actuelles, le 21 avril puis le 9 mai 2021. Largement commentées depuis, elles incarnent une entreprise politique visant à soutenir une idéologie conservatrice et néo-nationaliste dans la perspective de l’élection présidentielle de 2022. 

La guerre civile comme menace pour la France 

Selon les auteurs de ces tribunes, la principale menace à laquelle la France est confrontée n’est ni la pandémie liée à la Covid-19, ni le changement climatique, ni l’ingérence de puissances étrangères, mais la “violence [qui] s’accroît de jour en jour” sur le territoire national. Ils précisent que la “survie” même de la France est en jeu et que les “valeurs civilisationnelles” sont en danger: la “guerre civile couve”. 

Remarque 1: on cherchera en vain les références à des études ou des statistiques, des enquêtes ou des savoirs savants, sur lesquels les auteurs s’appuient pour parvenir à une telle conclusion. Ils invoquent le “bon sens”, ce qui est pour le moins insuffisant quand on cherche à “dire la vérité”. De fait, leur affirmation péremptoire ne passe pas l’épreuve scientifique. L’idée communément admise qu’ils véhiculent d’un accroissement voire d’une inflation incontrôlée de la violence est réfutée par les analyses scientifiques les plus récentes. C’est le cas d’un livre publié ce printemps qui rassemble les meilleurs spécialistes de la question des violences en France. Ces derniers s’appuient sur une base de données inédite répertoriant 6000 épisodes de violence politique de 1986 à nos jours (écouter aussi cette intervention sur France Inter). 

 

L’idée communément admise qu’ils véhiculent d’une inflation incontrôlée de la violence est réfutée par les analyses scientifiques récentes.

 

L’impuissance de l’État comme source du problème      

Les auteurs identifient plusieurs causes explicatives à cette situation préoccupante, à commencer par le manque de courage de “ceux qui dirigent notre pays” laissant la France devenir un ”État failli”, caractérisé par une “impuissance régalienne”. 

Remarque 2: la France est classée, en fonction des bases de données, comme le 6e ou le 7e pays le plus riche au monde sur près de 200. L’État dispose d’un budget de 337 milliards d’euros par an, soit plus de deux fois celui de l’Union européenne (UE). 14,3% de ce budget (48 milliards d’euros) est alloué à la défense, loin devant, ceux de la sécurité (6,1%) ou de la justice (2,8%)[1]. En outre, pour la 1ère fois depuis 2009, les dépenses militaires de l’État français s’élèvent, en 2019, à plus de 2% de son PIB. On peut aussi rappeler que la France est le seul État en Europe avec le Royaume-Uni à détenir l’arme nucléaire et un siège au Conseil de Sécurité de l’ONU. On rappellera, enfin, que la France dispose de l’une des industries de l’armement les plus avancées au monde (Airbus, Thales, Naval Group, MBDA, Dassault Aviation, Safran, KNDS). 

 

Pour la 1ère fois depuis 2009, les dépenses militaires de l’État français s’élèvent, en 2019, à plus de 2% de son PIB.

 

La politisation de l’institution militaire comme instrument d’action  

Les auteurs sont des militaires: la 1ère tribune a été signée par une “vingtaine de généraux, une centaine de hauts-gradés et plus d’un millier d’autres militaires”; la seconde par des “militaires d’active” –comprendre, en service– ce qui explique qu’ils gardent l’anonymat. 

Remarque 3: outre le devoir de réserve dont les signatures semblent avoir une interprétation élastique, ils ne représentent qu’une portion congrue des effectifs des forces armées. En 2020, on comptait 205.782 agents militaires au sein du ministère des Armées auxquels s’ajoutent 62.512 agents civils[2]. Cette entreprise politique n’est donc pas portée par l’ensemble des militaires français, mais par une minorité d’entre eux qui cause, de surcroît, au nom de tous: les signataires utilisent l’institution militaire pour défendre leurs opinions politiques personnelles (sur ce point, un fil à dérouler sur Twitter). Dans la 1ère tribune, les auteurs affirment qu’ils sont “disposés à soutenir les politiques qui prendront en considération la sauvegarde de la nation”. Si l’espace public est devenu “bruyant” par le jeu des réseaux sociaux, cette politisation est inhabituelle de la part d’un type d’acteurs qui privilégie plutôt des pratiques relevant d’une politique “silencieuse”. 

 

Cette entreprise politique n’est pas portée par l’ensemble des militaires français mais par une minorité qui cause au nom de tous.

 

L’appel au peuple pour légitimer cette entreprise politique 

Ces tribunes ont été mises en ligne sur le site de Valeurs actuelles, un média de la droite conservatrice et néo-nationaliste. De plus, le média permet aux lecteurs de signer la seconde tribune en en faisant une pétition en ligne: mardi 11 mai à 16h, Valeurs actuelles annoncent que 246.075 personnes ont signé ce texte.  

Remarque 4: la structuration de cette entreprise politique “pluripartite” se révèle. Valeurs actuelles sert de plateforme afin de donner une visibilité à des représentants (non représentatifs) d’une institution régalienne (les forces armées), qu’ils soient manipulés ou pas, dans le but de légitimer une ligne politique conservatrice et néo-nationaliste dans le contexte préélectoral de l’élection présidentielle. Valeurs actuelles invite, ensuite, par un appel au peuple à plébisciter cette démarche, visant à compléter la légitimité institutionnelle des militaires par la légitimité populaire des citoyens. Voilà une illustration percutante de la nouvelle logique politique et démocratique qualifiée de “technopopulisme” et qui façonne le fonctionnement des États européens au XXIe siècle. 

En conclusion, les signataires affirment que leur démarche ne vise pas à “mettre à mal nos institutions”. Si chacun se fera son opinion sur ce point, il fait peu de doutes que ces tribunes visent à utiliser l’institution militaire pour des ambitions politiques avec le soutien d’un média influent et d’un appel au peuple. 

[1]https://www.budget.gouv.fr/budget-etat/mission

[2]https://www.defense.gouv.fr/actualites/articles/les-chiffres-cles-de-la-defense-2020

 

“Avec ou sans l’Europe - Le dilemme de la politique française d’armement” de Samuel B. H. Faure, éditions de l’Université de Bruxelles, en savoir plus ici

 

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