Tunisie: la crise du Covid-19, prétexte au coup de force de Kaïs Saied
TUNISIE - Un homme providentiel qui répond à la volonté du peuple. Voici l’image que veut incarner Kaïs Saied, président de la Tunisie qui s’est lancé dimanche 25 juillet au soir dans une entreprise périlleuse en limogeant le chef du gouvernement...
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TUNISIE - Un homme providentiel qui répond à la volonté du peuple. Voici l’image que veut incarner Kaïs Saied, président de la Tunisie qui s’est lancé dimanche 25 juillet au soir dans une entreprise périlleuse en limogeant le chef du gouvernement et en suspendant le Parlement pour une durée de 30 jours. Un coup de force qui s’est depuis accompagné du renvoi de plusieurs ministres et d’une volonté d’assumer lui-même le pouvoir exécutif. De quoi inquiéter au plus haut point la communauté internationale.
Sauf que la manœuvre répond à des attentes populaires: cela faisait des mois que la population tunisienne descendait dans les rues pour dénoncer -au-delà des brouilles politiques paralysant le pays- la gestion de la crise du Covid-19. La Tunisie a effectivement dû faire appel à des dons de sa diaspora, de ses habitants et de pays du Golfe et d’Europe pour réunir les millions de vaccins contre le coronavirus nécessaires à la protection de sa population.
Une grogne qu’a su capter et flatter le président tunisien, un homme se présentant comme anti-système, jamais élu avant 2019 et qui ne cache pas, depuis sa campagne victorieuse, ses aspirations à un régime présidentiel décentralisé et autoritaire, en opposition totale avec l’islam politique. Le HuffPost fait le point sur les motivations profondes du chef de l’État et les circonstances favorables de ce coup de force.
Une crise sanitaire bien réelle
À l’origine de la manœuvre politique déclenchée par Kaïs Saied, qui couvait après des mois d’affrontements verbaux avec Rached Ghannouchi (à la tête du Parlement et du parti islamiste majoritaire Ennahda), il y a donc cette crise du coronavirus.
Manque criant d’oxygène pour les cas les plus graves, vaccins inaccessibles pour la population, lits de réanimation en nombre tout à fait insuffisant... La situation était dramatique dans le pays jusqu’à ce que de vastes campagnes de sensibilisation de la diaspora et des pays étrangers permettent de pallier certaines des carences du système tunisien.
Il n’en reste pas moins que des lacunes terribles sont encore observées dans le pays, à l’image d’hôpitaux de campagne fournis par l’étranger qui ne sont toujours pas fonctionnels faute d’oxygène, ou encore de mesures de prévention mal admises par la population et donc pas appliquées. Avec pour conséquence directe quelque 4500 morts en juillet, le pire bilan mensuel depuis l’émergence du Sars-Cov2 dans le pays.
Surtout, et c’est bien là que s’est positionné Kaïs Saied pour fustiger l’attitude défaillante du Parlement, les luttes de pouvoir au sommet de l’État ont rendu extrêmement confuses les consignes envoyées au système de santé, tant et si bien que les pouvoirs publics n’ont pas été capables de corriger les manquements évoqués plus haut.
La population réclamait un changement
C’est en cela que Kaïs Saied souhaite se positionner comme le champion du peuple, celui qui répond aux aspirations de la population et qui prend en main la destinée du pays.
Car au moment où il a annoncé démettre le chef du gouvernement Hichem Mechichi et suspendre les travaux causementaires pour un mois, ce n’est pas l’inquiétude d’un retour à l’autoritarisme qui a primé, dix ans après le Printemps arabe, mais au contraire la liesse dans les rues de Tunis. Comme après une victoire en football, des milliers de personnes ont défilé en klaxonnant, en exhibant des drapeaux et en chantant à la gloire de la Tunisie.
Dix ans donc après la révolution qui a fait tomber Zine el-Abidine Ben Ali et qui a inspiré de nombreux mouvements similaires dans tout le Moyen-Orient, la classe politique en place semble déjà éreintée, à bout de souffle et d’idées aux yeux de la population. En particulier les islamistes d’Ennahda, qui ont collectionné les succès électoraux pendant la décennie, mais qui peinent à convaincre par leur exercice du pouvoir, en particulier depuis que les difficultés économiques et sanitaires s’accumulent.
“(Kaïs) Saied a montré qu’il était un vrai homme d’État! Il a compris ce que le peuple voulait: la dissolution du Parlement et le limogeage de Mechichi”, résumait un passant présent devant le Parlement le soir du coup de force du président. Le signe qu’aux yeux d’une partie de la population, le chef de l’État tunisien répond à l’envie de mue du système politique en place depuis seulement dix ans, et incapable de sortir le peuple de la pauvreté et de le protéger face à la pandémie.
Un président aux idées clairement affichées
Sauf que derrière ce vernis, il ne faut pas oublier qui est Kaïs Saied et quelles sont ses aspirations politiques. Car le professeur de droit constitutionnel de 63 ans n’est pas seulement un champion de ce peuple qu’il veut “sauver”, c’est aussi une personnalité récemment arrivée sur la scène politique et qui ambitionne de révolutionner le système tunisien pour le modeler à son image.
Tel un Abdel Fattah al-Sissi en Égypte, le sexagénaire est ainsi un fervent partisan d’un fonctionnement organisé autour d’un homme fort, il se revendique hors système, et prône des idées ultra-conservatrices (refus de l’égalité homme-femme dans l’héritage, rétablissement de la peine de mort, opposition à la dépénalisation de l’homosexualité...) tout en s’opposant fermement à l’islamisme politique. Et donc à Ennahda.
À cela, il ajoute une dose de populisme, que ce soit en snobant le palais présidentiel pour lui préférer son quartier occupé par les classes moyennes dans lequel il peut s’afficher sirotant un café en terrasse, ou en se revendiquant homme du peuple par opposition aux “politiciens” en place depuis dix ans. “Je n’appartiens à aucun parti. Je suis indépendant et je le resterai”, expliquait-il dans une entrevue à L’Obs il y a deux ans.
Il peut aussi surfer sur ses succès récents, et on l’a vu sur un certain soutien populaire. Avec sa figure du président élu triomphalement en 2019 (plus de 70% des voix), il fait constamment l’article d’un système moins centralisé, qui reposerait plutôt sur des conseils locaux élisant des représentants révocables. Ce qui lui permettrait de se passer de ce Parlement si gênant depuis qu’il est au pouvoir.
Quel symbole pour le monde arabe?
Autant d’éléments qui incitent à la prudence quant à l’avenir du régime souhaité par Kaïs Saied. Car si la Tunisie fut motrice dans les Printemps arabes en 2011, les pays qui lui ont emboîté le pas sont loin d’avoir vu naître des démocraties prospères et florissantes.
On peut citer à cet égard la Syrie, éventrée par une guerre civile sans fin et dirigée par un Bachar al-Assad qui s’accroche au pouvoir sans améliorer aucunement le sort de sa population; la Libye, où les vainqueurs de Mouammar Kadhafi se déchirent depuis dix ans aux dépens des locaux; ou encore l’Égypte, où l’autoritaire maréchal al-Sissi n’a décidément rien d’un démocrate mû par la liberté de son peuple. Et cela sans même évoquer le voisin algérien où le mouvement populaire du hirak est durement réprimé, ni le Maroc, où l’autoritarisme n’a cessé de se renforcer ces dernières années.
En clair, la Tunisie fait encore figure d’anomalie et surtout d’exemple pour le monde arabe post-2011 par le système démocratique qu’elle a réussi à instaurer et la fuite définitive des dirigeants autoritaires qui y régnèrent d’une main de fer pendant des décennies. Reste à voir si cela pourra rester le cas après la prise de pouvoir (peut-être seulement temporaire) de Kaïs Saied.
À voir également sur le HuffPost: En Tunisie, des heurts éclatent devant le Parlement après le gel de ses activités