Utiliser l'IA pour corriger les copies du bac est un bluff technologique - BLOG
BACCLAURÉAT - Cette année, les copies du baccalauréat de philosophie rédigées sur papiers par les candidats ont été numérisées pour être corrigées sur ordinateur, en ligne par les professeurs via le logiciel Santorin.La mise en place imposée...
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BACCLAURÉAT - Cette année, les copies du baccalauréat de philosophie rédigées sur papiers par les candidats ont été numérisées pour être corrigées sur ordinateur, en ligne par les professeurs via le logiciel Santorin.
La mise en place imposée sans concertation de ce logiciel inquiète de très nombreux professeurs de philosophie, qui déplorent la surveillance étroite qu’il permet (information sur le temps de connexion des correcteurs, le temps passer par pages, possibilité de changer leur notes et évaluations, etc.) et l’aberration écologique de scanner des copies papier.
Devant la pauvreté des arguments déployés par l’institution pour justifier l’imposition unilatérale de Santorin, on ne peut que s’interroger: à qui profite l’essor des outils numériques à l’école?
L’incompréhension
Santorin, le nouveau logiciel de correction dématérialisée, présente-t-il des avantages pédagogiques quelconques? Non. Alors que les élèves composent sur papier et que les copies sont déjà disponibles sous ce format, ce n’est rien d’autre qu’un espace de stockage permettant d’accéder à des copies numérisées. Facilite-t-il l’acte de correction? Non. Ce n’est rien d’autre qu’une interface archaïque où la faible ergonomie d’une souris et d’un clavier se propose de remplacer la facilité d’usage du stylo et du papier. Quelle pourrait donc être la plus-value de Santorin? Le gouvernement ne semble pas avoir su invoquer d’autres raisons que celles qui consistent à dire que la numérisation des copies évitera de les perdre. Or, s’il ne s’agissait que de cela, puisque les lycées sont désormais équipés de scanners, il aurait simplement suffi de conserver les copies numérisées dans les établissements afin d’en avoir des doubles. Quoi qu’il en soit, cet argument peine à convaincre quand on sait que la perte de copies “n’arrive pour ainsi dire jamais” d’après le SIEC (Service interacadémique des examens et concours).
Le “marché de l’éducation”
Devant l’inanité de ce 1er argumentaire, et en supposant qu’il existe tout de même plus qu’une simple technophilie plate et cosmétique derrière Santorin, il nous faut donc envisager d’autres hypothèses. La plus récente et la plus évidente a déjà été évoquée par le ministre l’année dernière et répétée par la Rectrice de l’Académie de Grenoble il y a quelques jours: l’objectif avoué serait de développer l’intelligence artificielle, les big data, afin d’analyser les apprentissages des élèves.
Ce but serait louable s’il n’y avait pas ici une simple spéculation ou même un raisonnement a posteriori. En effet, qu’est-ce qui justifie que la mise en place de Santorin soit établie dans ce but exclusif? Force est de constater que, dans l’immédiat, il ne réalise pas cette fin et qu’il ne la réalisera peut-être jamais. L’intelligence artificielle, aussi angélique et complaisant qu’on puisse se montrer à son égard, est encore loin de posséder l’intelligence suffisante à la compréhension d’une copie d’examen et de philosophie en particulier.
Il faut donc appeler un chat un chat. Si l’on veut connaître la nature de Santorin, et puisqu’il n’a pour l’instant aucun avantage pédagogique, au lieu de voir ce qu’il se propose de réaliser, voyons ce qu’il va effectivement réaliser. Restons donc pragmatiques, si Santorin collecte des données pour développer l’intelligence artificielle, à qui cela va d’abord profiter? De la même manière que la réforme des retraites a ouvert la voie à des firmes comme BlackRock, la digitalisation de l’école se propose d’ouvrir le “marché” de l’éducation nationale à la convoitise des entreprises spécialisées dans l’analyse de données. Santorin est le cheval de Troie du gouvernement et de sa fameuse “start-up nation”. Il ne s’agira pas alors seulement de proposer des outils numériques pour renforcer l’apprentissage à distance, qui on le sait maintenant ne fait que renforcer les inégalités scolaires, mais aussi de vendre des produits “ciblés” aux élèves et aux familles, définis par l’analyse des copies, des erreurs de formes et de fonds récurrentes. Favoriser la marchandisation de l’éducation, voilà la finalité de cette mise en place forcée de la numérisation des copies.
Au passage, on est en droit de se demander où seront stockées les données et qui en aura la véritable maîtrise? Faut-il vraiment rappeler que les plus grands centres de données sont possédés par Amazon, Google, Apple ou encore Facebook? Mais on ne saurait oublier non plus toutes les compagnies de télécommunications qui sont entrées en lice. Comme le constate Educapital, un fonds d’investissement français: “l’enseignement scolaire est incontestablement le marché ayant le plus gros potentiel en France”. Sans compter que, comme le rappelaient les Échos récemment, “les data centers poussent comme des champignons partout en France”. La France est même la 1ère nation d’Europe en termes de numérisation des services publics. La situation est donc très claire, le gisement d’informations que représentent les millions de pages des copies du bac est une véritable manne pour les acteurs de l’industrie numérique. Le constat est simple. La “digitalisation de l’éducation” nous achemine une fois de plus vers une appropriation du bien public par des entreprises privées. Des entreprises pour qui l’aliénation du travail des élèves et des professeurs ne représente pas plus qu’une matière 1ère dans le processus d’industrialisation et de commercialisation du savoir.
La surveillance 2.0 et la taylorisation du travail
Mais si l’on veut bien considérer les choses de manière encore plus prosaïque, demandons-nous simplement ce que ce logiciel permet déjà, en ce moment? S’il ne permet pas de trier les copies par sujets, de les comparer, de revenir sur telles ou telles, il permet toutefois une surveillance accrue et agressive des personnels. Les témoignages dystopiques se multiplient sur les réseaux. En l’état, Santorin n’est rien d’autre qu’une pointeuse qui harcèle ses utilisateurs de messages automatiques (et ceci à toute heure du jour et de la nuit). C’était d’ailleurs déjà le cas lors des corrections chaotiques des E3C. Et comme si comptabiliser le temps de connexion n’était pas suffisant, la hiérarchie peut également contrôler en temps réel le travail de ses ouvriers [1]. Snowden nous l’a appris, contrairement aux beaux discours qui la déguisent, la surveillance ne poursuit jamais d’autres fins que “le contrôle social” et “le pouvoir” [2]. Il faut mettre au pas les profs, ces fonctionnaires rétifs et paresseux. Il faut être plus rentable, plus efficace, faire des économies, “dégraisser le mammouth”. On reconnaît bien la chanson.
C’est peut-être pour cela, encore, que cette année la durée des corrections des copies de philosophie a été divisée par deux, laissant les professeurs dans un profond désarroi. Avec un minimum de 130 copies par correcteurs (affirmation non vérifiée de l’Inspection), à corriger en cinq jours et demi (hors week-ends et réunions), et à raison de 30 minutes de correction par copie, l’injonction nous est faite de passer 11 à 12 h par jour devant un écran d’ordinateur. On appréciera la “convivialité” de l’outil Santorin telle que notre Rectrice nous l’a vanté... La taylorisation 2.0 du travail est en marche, laissons passer le train, refusons Santorin!
Santorin ou “le bluff technologique”
Comme l’a si bien compris Jacques Ellul dans La Technique ou l’enjeu du siècle: “Aucun fait social humain, spirituel, n’a autant d’importance que le fait technique dans le monde moderne. [...] La Technique a progressivement gagné tous les éléments de la civilisation”. C’est indéniable. Mais ce phénomène technique ne saurait être tout à fait compris si on se contente de croire que la technique n’incarne rien, ou si l’on veut, qu’elle n’est rien d’autre qu’un ensemble de machines, d’outils ou de logiciels. La technologie selon Ellul n’est pas neutre, elle transporte dans son flanc une idéologie inconsciente. Une idéologie qui la structure et la meut. Cette idéologie, c’est l’efficacité! L’appareil d’État lui-même est tout travaillé par cette lame de fond. Comme le remarque encore Ellul: “Toute la loi de cet appareil, c’est l’efficacité. Il est vraiment en relation avec le monde et l’idéologie de la Technique par cet impératif. La bureaucratie n’a rien à faire ni à voir avec les valeurs. [...] Elle est là pour fonctionner et faire fonctionner un ensemble politico-économico-social. [...] Elle ne peut considérer les individus. Elle obéit à la seule règle d’efficacité.” [3].
C’est pourquoi nous pensons que Santorin n’est rien d’autre que le “bluff technologique” d’une institution qui a troqué ses ambitions éducatives et sociales pour l’idéologie de l’efficacité. L’efficacité, la divine efficacité qui fait le siège de toutes les lèvres, a fini par saper l’ensemble des valeurs humaines. Ses laudateurs, satrapes inconscients de l’économie de marché, ne devraient pas oublier une chose: les conséquences désastreuses de cette idéologie et des moyens techniques de sa réalisation. Cette idéologie répand parmi les élèves et les professeurs, la dépression et le burn-out comme la peste et la famine. Mais nous continuons à œuvrer à l’éducation des hommes et des femmes, à œuvrer à la justice sociale, et nous nous refuserons, toujours, de collaborer à cette nouvelle forme de violence institutionnelle!
Vers une véritable “convivialité” de l’outil et de la société
La technologie n’est pas un mal. Elle sait relier les gens et les rendre plus intelligents. Mais il faut qu’elle soit au service des hommes et non que nous soyons à son service. Santorin nous asservit. Comme le dit le philosophe Ivan Illich, le “souci d’efficience” inverse l’ordre des moyens et des fins. Tandis que Santorin se présente comme un simple moyen, “un système d’aide à la notation et à la correction”, en réalité il n’est pas ce moyen, mais il poursuit une autre fin, celle de développer la Technique et son idéologie rampante. Santorin ne cherche pas à nous donner les moyens de mieux faire notre travail d’enseignant, il n’est qu’un poste avancé de la rentabilité. Mais cela n’est pas une nécessité. Comme le rappelle Illich, il y a au moins deux façons d’utiliser les découvertes scientifiques et les technologies qu’elles permettent. L’une est la “spécialisation des tâches”, “la centralisation du pouvoir”, qui fait de l’homme un simple “rouage de la bureaucratie”, “l’accessoire de la méga-machine”.
Mais il existe une autre possibilité, celle qui permet de faire “fructifier l’invention”; qui augmente “le pouvoir de chacun” et lui permet “d’exercer sa créativité”. Mais Santorin ne permet rien de tout cela. L’outil de travail doit être “convivial”, nous dit Illich: “L’outil est convivial dans la mesure où chacun peut l’utiliser, sans difficulté, aussi souvent ou aussi rarement qu’il le désire, à des fins qu’il détermine lui-même. L’usage que chacun en fait n’empiète pas sur la liberté d’autrui d’en faire autant.” [4]. Santorin n’est pas un outil “convivial”. Notre stylo bille est un outil “convivial”. Avec lui nous pouvons corriger, mais aussi dessiner, faire une liste de course, écrire des lettres d’amour, et sans que cela ne nuise à quiconque et encore moins au bien-être de tous. C’est grâce à ce type d’outil que le travail peut lui-même être “convivial”. Santorin n’est pas “convivial”, et il ne permet pas l’essor d’une société conviviale. Une société est “conviviale” quand l’outil moderne se met au service de personnes intégrées à la collectivité, et non au service des technocrates. Mais l’avènement de cette société conviviale est-il le but de l’institution scolaire? Pour elle non, mais pour nous si.
En grève
Nous, professeurs de philosophie, nous avons la responsabilité d’alerter sur les enjeux du “monde qui vient”, sur celui qui s’installe subrepticement, dans la résignation et la souffrance. Nous ne sommes pas les seuls à travailler soirs et week-ends, nous ne sommes pas les seuls à voir un climat de travail pathogène contaminer tous les aspects de nos existences. C’est l’ensemble des travailleurs de notre service public d’éducation qui subit la dégradation volontaire de ses conditions de travail. Ce qui nous arrive, c’est ce qui s’est déjà produit dans d’anciens services publics, c’est ce qui est arrivé à Orange, c’est ce qui se passe actuellement à la SCNF, et c’est ce qui nous arrivera si on se tait!
C’est pourquoi nous cessons le travail, afin d’affirmer notre refus de cette logique mortifère et défendre au contraire la construction d’une société conviviale.
Nous ne sommes pas seuls, nous sommes forts et déterminés, nous luttons pour la justice et pour une éducation publique qui se donne comme seule fin l’émancipation intellectuelle et le bien-être des élèves.
Comme le disait Jacques Ellul, il n’y a pas plus de raisons de désapprouver la technique que la chute d’une avalanche. Nous nous soucions simplement que notre institution ne poursuive pas des objectifs que ses usagers réprouveraient. Santorin ne sert ni la pédagogie, ni le bien être des professeurs et de leurs élèves. Je suis issu d’un milieu populaire et l’école publique représente pour moi le dernier patrimoine des élèves qui n’en ont pas. Il me semble que Santorin est un des symptômes, parmi tant d’autres, de la casse de cette belle école dont nous avons, toutes et tous, tant besoin.
Nicolas Faure, au nom des professeurs de philosophie de l’académie de Grenoble réunis en assemblée générale le 24 juin 2021. Des professeurs de philosophie de l’Académie de Grenoble ont décidé de refuser d’utiliser le logiciel Santorin en ne corrigeant pas les copies, en se mettant en grève de 11 jours, cette année, car il leur semble que cet outil n’a pas d’utilité pédagogique questionnant sa pertinence pédagogique non démontrée. Dans cette tribune, ils expliquent les raisons de ce refus et leurs inquiétudes face à la digitalisation forcée de l’école.
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[1] Voir plus haut, l’article de Mediapart déjà cité.
[2] « NSA’s indiscriminate spying‘collapsing,’Snowden says in open letter », Bradley Brooks, The Washington Post, 18 décembre 2013.
[3] Jacques Ellul, L’Illusion politique, 1965.
[4] Ivan Illich, La convivialité, 1973.
À voir également sur Le HuffPost: Bac 2021: “Une fois qu’on a le bac, on n’est pas sûr d’avoir quelque chose”