Víctor Erice : “C’est dans les trous du récit, dans les fêlures des personnages que naît la fiction”
Il fait beau et chaud dans le vieux port de La Rochelle quand je rencontre le grand Víctor Erice. Nous sommes le 8 juillet 2023. Lui, le cinéaste rare dans tous les sens du terme, est venu présenter ‘Book of Raa‘ dans le cadre du FEMA (le merveilleux...
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Il fait beau et chaud dans le vieux port de La Rochelle quand je rencontre le grand Víctor Erice. Nous sommes le 8 juillet 2023. Lui, le cinéaste rare dans tous les sens du terme, est venu présenter ‘Book of Raa‘ dans le cadre du FEMA (le merveilleux et impeccable festival de cinéma de La Rochelle depuis plus de cinquante ans), alors qu’il avait refusé de l’accompagner à Cannes en mai car le comité de sélection, avec négligence, sans prévenance, sans classe, l’avait glissé dans la sélection “Cannes Première”, donc hors compétition… Tous·tes celles et ceux qui, comme nous, ont vu Fermer les yeux vous le diront : c’est un grand film. Les voies de Thierry Frémaux sont définitivement insondables…
Víctor Erice a aujourd’hui 83 ans, et ne les fait pas. On dirait un jeune homme avec des cheveux blancs et quelques rides. L’auteur – révélé par le chef-d’œuvre L’Esprit de la Ruche, en 1971, réalisé sous le franquisme – n’a mis en scène dans sa vie que quatre longs métrages de cinéma. Et quelques courts sur ou avec son ami iranien Abbas Kiarostami. D’où le mystère qui l’entoure.
Rencontre très émue avec un grand artiste de cinéma, au point de déstabiliser son entrevueeur, qui commit une faute de débutant en posant une question fermée auquel le maître répondit par un “oui” amusé.
Quelle est la genèse de Fermer les yeux ?
Víctor Erice – Tout est venu d’un texte que j’avais écrit dans lequel, avec quelques variations, un acteur disparaissait, laissant le film inachevé. Cette constance avait une résonance personnelle et vitale, qui dépassait le cinéma, avec mon rapport avec mon film Le Sud, que j’estimais pour ma part inachevé. Cette partie manquante du film fait écho à l’histoire de cet acteur manquant.
Je comprends. Parce que ce qui est est extraordinaire, dans Le Sud, c’est qu’on n’y voit jamais le Sud, que c’est un film qui dit le contraire de ce qu’on voit. Dans Fermer les yeux, il y a beaucoup de trous, de lacunes, d’inachèvements dans les histoires mais aussi dans la vie des personnages…
Il y a effectivement dans ce film le début et la fin. Ce qui fait sens, ce sont les deux moments que l’on retient : il y a ces brèches, des “fêlures” pour reprendre le titre d’un livre célèbre de Francis Scott Fitzgerald, qui sont là où peut circuler la fiction. La fiction peu s’immiscer entre des moments. Ensuite, je ne sais pas, j’ai du mal à rationnaliser ou à analyser, je travaille par intuition. Je suis mes intuitions.
On comprend bien que l’histoire de la disparition de l’acteur réapparaît dans la vie de Miguel, le réalisateur qui avait tourné ce film inachevé, grâce à une émission de télévision de recherche. Mais lui-même avait refoulé cette histoire, il l’avait quasiment oubliée ; il avait rangé toutes les traces du film dans un hangar. Tout d’un coup, tout reprend sens et renaît. Il y a trou dans le film, mais il y en a un aussi dans la vie de Miguel…
Oui. Pour moi, le réalisateur et l’acteur sont les deux visages d’une même identité. Ils sont les deux visages de Janus (dont je filme une statue dans le film), la différence étant que l’un, pour son grand malheur, a une bonne mémoire, et l’autre non. Quand il vient à Madrid, on peut avoir l’impression qu’il va voir la productrice et animatrice de l’émission pour des besoins uniquement matériels (il est fauché). Mais quand il vient, il ne sait pas qu’il va être submergé par cette mémoire qu’il a voulu oublier, car elle était pesante, douloureuse. Il y a son amitié avec l’acteur disparu, la disparition de cet ami, mais aussi la perte de son propre enfant et la perte de l’amour d’une femme que son ami a aussi aimée… Cette mémoire est une mémoire triste, de frustration, dont il devra porter le poids, à la différence de l’acteur, à qui le destin a donné le cadeau de l’oubli, et qui ne veut pas redevenir acteur.
L’autre face de ce personnage double et unique, c’est Miguel, qui vit dans une caravane, s’est constitué une famille avec des amis, un vieux pêcheur. Ça lui convient de vivre chichement de ses traductions, de pousser la chansonnette, comme l’acteur, qu’on surnomme Gardel parce qu’il chante parfois des tangos de Carlos Gardel. Il s’est constitué une famille chez les religieuses. C’est le même personnage, en fait, avec deux visages. Mais pour l’un, l’oubli est volontaire, il cherche à oublier, alors que pour l’autre, c’est un cadeau du destin. Un jour, le grand écrivain Juan Marsé [1933-2020], qui a toujours écrit des récits qui se fondent sur la mémoire, m’a dit que l’oubli était une stratégie de survie, de vie.
La différence entre eux est le fait que l’acteur a trouvé son lieu, ses gens, sa communauté. Comme cette religieuse qui se substitue à sa mère, qui l’a rebaptisé Gardel. Avec ces personnes, dans ce lieu, il est dans son élément. Et la seule trace qu’il a gardée du passé, c’est la photo de cette petite Chinoise, sans qu’on sache pourquoi il la garde, et ces chansons de Gardel qui datent de l’époque où il se faisait passer pour un danseur de tango. C’est tout ce qui lui reste mais ici et maintenant, il est entouré des siens. Le réalisateur-traducteur est lui destiné à une certaine errance, puisque précisément il n’a pas de communauté fixe, stable. C’est quelque chose qui est très important : cette notion communautaire du cinéma.
J’en parlais d’ailleurs avec Kiarostami. Je lui disais : “À travers tes films, on sent qu’il y a une communauté, une groupe, une famille.” Et je crois que c’est un travers de notre cinéma occidental contemporain : on associe à la figure de l’auteur, du metteur en scène, une figure solitaire, la démarche d’être une seule personne derrière une œuvre. Au contraire, le cinéma est une affaire de communauté, et c’est quelque chose que j’ai essayé de reconstituer avec les cours que je donne, à travers la transmission d’un héritage. Je crois que cette transmission, que l’éducation sont des choses très importantes. Mais pour ne pas m’éloigner de mon propos et du film, Gardel est dans son lieu.
Il y a une autre idée très belle dans le film, celle de ce petit flipbook que retrouve Miguel dans ses affaires et qui permet de visionner en le feuilletant à la bonne vitesse L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat (1896), l’un des 1ers films de l’histoire du cinéma. Parce qu’on sait bien que le cinéma, techniquement, pour des raisons optiques, cérébrales, ne fonctionne que parce qu’il y a un noir qui cache le passage d’une image à la suivante, grâce à une croix de Malte qui obture l’objectif à ce moment précis. Au fond, pour que l’image apparaisse, il faut toujours passer par un noir, une lacune, une obscurité, un trou. Un oubli ? Pour voir, il faut d’abord fermer les yeux ? Est-ce que c’est la métaphore que vous vouliez tisser ?
Ce plan que vous évoquez est ce qui reste du naufrage d’une scène ratée. Mon idée était qu’on voie la diversité des passagers de l’un de ces bus qui partent vers le Sud, vers l’Andalousie, et que j’ai moi-même très souvent pris. J’avais fait attention, au moment du casting par exemple, qu’il y ait une femme voilée, un Japonais, etc., pour représenter la diversité d’horizons de ces passagers. Et pourtant chacun, sur le petit écran de l’autobus, visionne un film du même genre, destiné à être consommé : un cinéma quelconque, de masse… Parce qu’on voyait la succession de ces écrans qui montraient le même type d’image, quand on arrivait à Miguel et à ce petit flipbook qui appartenait à son fils défunt, le contraste créait une autre valeur. Mais la production ne m’a pas donné la possibilité d’avoir les inserts des écrans des passagers du bus, donc il ne reste que le flipbook.
Dans le film, il y a des images de types et de régime très différents, malgré tout : le film de fiction inachevé de Miguel est tourné en 16 mm argentique, vous tournez votre propre film de fiction en numérique. On voit aussi des images télévisuelles et même des scènes inventées par Miguel qui montrent des moments qui ne sont jamais arrivés.
Oui, c’est l’obsession de Miguel, le metteur en scène, que de savoir si son ami Julio a sauté le pas que lui n’a jamais osé sauter. Il n’y a pas que les acteurs qui rêvent de disparaître d’un tournage. Les réalisateurs aussi, parfois (grands rires). “Que suis-je venu faire dans cette galère et si seulement je pouvais disparaître !”. Et il se demande sans cesse si son ami a vraiment osé franchir ce pas-là.
Cette histoire d’apparition et de disparition m’obsède. Récemment, une amie âgée me racontait qu’en se réveillant, ce matin-là, elle avait compris qu’il y a 60 ans, son mari lui avait menti et qu’il la trompait une fois de plus avec une autre femme. Parfois on met des années, nous les humains, ou même des décennies à comprendre ce qui s’est déroulé des années avant, tel jour à telle heure. Est-ce que votre film ne cause pas aussi de cela aussi, de manière plus prosaïque ? L’idée qu’il faut parfois toute une vie, beaucoup de temps, pour prendre la mesure des choses ?
(Sourire.) Bien sûr… (rires)
On dit souvent de vous que vous avez peu tourné, comme si c’était dommage ou grave. Mais chacun a son rythme, et il faut sans doute disparaître pour créer et avant d’apparaître à nouveau. Non ?
J’aime beaucoup le personnage de Bartleby d’Hermann Melville, qui dit toujours, quand on lui demande de faire quelque chose : “I would prefer not to”, “Je n’aimerais mieux pas” (rires). Le romancier et essayiste Enrique Vila-Matas cause de ce syndrome de Bartleby, de cette tentation de ne pas faire, mais qui apprtient plutôt à l’écrivain qu’au cinéaste. Je peux connaître cette tentation. Mais il est faux de dire que j’ai disparu ; j’ai continué de faire, de travailler, de forme moins industrielle.
J’ai participé à des projets collectifs avec Manoel de Oliveira, Kiarostami, j’ai réalisé des lettre filmées destinées à Kiarostami.. Pour des raisons ne serait-ce que de survie, j’ai constamment travaillé, donné des ateliers, j’ai transmis ma façon de faire du cinéma, mais il y a un épisode de ma vie qui peut être interprété comme une disparition. Après L’Esprit de la ruche, j’étais jeune, j’avais 32 ans. Le succès m’a donné une exposition soudaine, avec le prix qu’a remporté le film, j’étais soudain dans un nouveau rapport social avec une dimension professionnelle idéale. Tout m’était donné, j’avais tout pour poursuivre une carrière.
Moi, ma tentation a été de partir avec mon épouse de l’époque et son fils, pour aller vivre dans un village où il n’y avait presque pas d’électricité et où je ne connaissais personne, pour me retirer loin de ce milieu professionnel. Malgré tout, je suis revenu, et je pense vraiment que ce que le cinéma m’a apporté de plus précieux, de meilleur, c’est cette nécessité de m’ouvrir, de travailler, de collaborer avec d’autres. C’est la plus belle part du cinéma, car elle vous engage. Pas comme l’écrivain ou le peintre, qui peut s’enfermer dans sa cave, écrire ou ne pas écrire, peindre ou ne pas peindre. Cette obligation de ne pas laisser tomber, de travailler à plusieurs, c’est la beauté du cinéma.
Je sais que vous avez connu le cinéaste portugais João César Monteiro. On explique qu’un jour il a décidé de devenir le producteur de ses films. Le 1er soir du tournage de son 1er film en tant que réalisateur et producteur, il a dit : “Ce metteur en scène est nul, en tant que producteur”, et il s’est viré lui-même (rires).
Oui, il a aussi sa veste devant l’objectif de la caméra et il a raconté son film en entier, avec une image entièrement noire : c’est devenu Blanche-Neige. J’aime beaucoup le cinéma portugais et Monteiro était un type extraordinaire.
Propos recueillis par Jean-Baptiste Morain.
Fermer les yeux de Víctor Erice en salles le 16 août.